Pendant trois quarts de siècle, de 1870 à 1945, les Français, de génération en génération, ont gardé les yeux fixés sur la « ligne bleue des Vosges », cet horizon chargé de guerre, de défense nationale et de valeurs patriotiques. Si l’on calcule de manière quasi-calendaire, sans inclure la période napoléonienne de renversement des alliances à l’époque où l’Allemagne n’était encore qu’une idée, l’affrontement direct entre Allemands et Français aura duré soixante-quinze ans. Au regard de l’histoire tourmentée du continent européen, et avec tout le respect dû aux victimes de ces trois guerres, soixante-quinze ans, c’est à la fois long pour le prix du sang versé, et peu en termes de durée relative : depuis bientôt soixante-dix ans, la France et l’Allemagne sont en paix, et avec elles, toute l’Europe si l’on veut bien considérer que la guerre froide est déjà loin derrière nous, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, et la réunification de l’Allemagne en 1990. Cinquante ans après la signature du traité de coopération signé entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer, la France et l’Allemagne pérennisent le grand pari mutuel qu’elles ont engagé l’une sur l’autre : le duo prend parfois des allures de duel pacifique et en même temps compétitif. L’amitié entre Paris et Berlin est plus exigeante que toutes les autres sur le continent, parce qu’elle les conditionne. Les Allemands ne sont plus depuis longtemps les habitants singuliers, voire inquiétants, d’une planète étrangère. Ils ont eux aussi choisi l’Europe. En ces temps d’anniversaire, il n’est pas inutile de rappeler que celle-ci est placée devant une alternative simple : exister par une amitié franco-allemande sans complexes, et sans exclusive, ou retourner à l’enlisement de l’histoire.
L’Allemagne, à la fin de la deuxième guerre mondiale, n’avait plus rien des conditions nécessaires pour recouvrer le grade de puissance reconnue, puisqu’aussi bien cette notion de puissance lui était interdite, enfouie qu’elle était dans les ruines du troisième Reich. C’était compter sans le courage et la vision de quelques grands hommes politiques de premier plan, guidés par une hauteur de vue sans précédent.
En août 1949, à la faveur d’un voyage d’inspection en Rhénanie comme ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman rencontre Konrad Adenauer à Coblence, pratiquement à la veille de l’avènement de la Constitution fédérale, et avant même la candidature de l’ancien maire de Cologne au poste de Chancelier. C’était six mois avant l’évènement majeur que devait être la proposition française de la CECA, la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier : une idée proprement « révolutionnaire », qui sera réalisée en août 1952. A l’origine de cette idée, Jean Monnet qui œuvre presque clandestinement dans l’ombre discrète de la rue Martignac à Paris à l’insu du gouvernement de l’époque, en somme, en franc tireur de l’Europe. Selon les termes mêmes de Schuman, le projet devait faire en mai 1950 l’effet d’une bombe. Il y avait dans cet épisode fondateur une incroyable audace de pionniers.
Au risque d’un raccourci journalistique qui n’est pas celui d’un historien, brûlons les étapes. Arriva De Gaulle.
Après les moments hautement symboliques de la prière commune en la cathédrale de Reims, de la revue militaire de Mourmelon sur le front des hussards français et des grenadiers allemands en manœuvres communes, du voyage triomphal du Général en Allemagne fédérale, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer signeront le 22 janvier 1963 à Paris le traité d’amitié et de coopération entre les deux pays. Il y a cinquante ans. Ce traité de l’Elysée, unique en son genre, unit quasi « institutionnellement » la France et l’Allemagne fédérale à la faveur d’un accord circonstancié comme il n’en existe nulle part ailleurs.
Les visionnaires-pères fondateurs ont ainsi écrit une page d’histoire. Le premier Français à combattre l’Allemagne pendant la Guerre aura été le premier (ou l’un des premiers) à lui tendre la main, en la personne du patriarche de Rhoendorf qui n’avait jamais collaboré avec le régime nazi. C’est comme si les deux hommes d’Etat avaient réalisé un inimaginable rêve et donné corps à un songe presque « surréaliste » pour l’époque. Ils ont ouvert un grand livre d’Histoire, dont leurs successeurs devront écrire les pages suivantes au-delà des difficultés passagères. Aujourd’hui encore… Avant de quitter le pouvoir pour se retirer à Colombey, De Gaulle avait réuni ses ministres et leur avait dit ceci : « Messieurs n’oubliez jamais que pour la France, il n’y a pas d’autre alternative que celle de l’amitié avec l’Allemagne ». Désormais, pour qualifier les relations franco-allemandes, on parlera de « couple », terme plus approprié que celui de « tandem » (« dans un tandem, disait Helmut Schmidt un jour, les deux pédalent, mais un seul conduit) ou a fortiori d’ « axe », de peu agréable connotation du point de vue historique.
Comme dans les couples, il peut y avoir des hauts et des bas, des crises passagères, des « à-coups » en forme d’avancées et de ralentissements, mais à ce jour, de divorce durable, il n’y eut point. C’est à l'aune de cette notion de couple que nous pouvons survoler ces cinquante ans de mariage de raison, puisque le romantisme et la passion des débuts ont tendance à quelque peu s’estomper. La petite histoire des relations entre personnes peut éclairer la grande, entre Etats. Elle révèle la face cachée des communiqués officiels publiés à l’issue des sommets franco-allemands, désormais routiniers. Elle comporte différentes phases très typées par la personnalité des protagonistes au pouvoir dans chacun des deux pays. Il est particulièrement intéressant de remarquer que, majoritairement, les alternances démocratiques en France et en Allemagne aboutissent à des ententes à fronts politiques renversés, même si la classification droite-gauche très binaire ne recouvre pas réellement la physionomie plus nuancée de la coopération décidée et codifiée en 1963 : c’est assez souvent au centre que se joue la partie franco-allemande, chacun des partenaires faisant un pas vers l’autre pour tenter de se rejoindre sur des positions médianes. Suivant une trame chronologique, on voit se dessiner une sorte de scansion par séquences dans le grand film cinquantenaire des relations franco-allemandes. Pour mémoire donc, et repartir des origines du Traité :
De Gaulle-Adenauer, les visionnaires fondateurs (1959-1963)
Entre les hommes d’Etat, on ne peut à proprement parler de « coup de foudre ». Lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois, le second se méfie du premier. Leur estime réciproque, puis leur amitié vont se construire peu à peu. A la chaleur prophétique du projet de rapprochement franco-allemand, suivie au début avec une sympathie mitigée, mêlée de curiosité par les deux peuples, s’ajoutait la froideur réaliste d’un calcul politique. Une Europe à direction franco-allemande n’impliquerait-elle pas tôt ou tard un problème de leadership au sein de sa direction bicéphale sans négliger un problème extérieur d’indépendance et de mise à distance des autres puissances, en particulier des Etats-Unis ? Chacun n’avait pas mis tout-à-fait les mêmes espoirs dans la corbeille de mariage. Le vieil homme aux roses de Rhöndorf n’était pas complètement prêt à suivre le Général sur les crêtes escarpées d’une Europe solitaire. Le dilemme était pour les Allemands de ne point trop s’éloigner du grand frère américain qui était censé veiller sur leur sécurité aux avant-postes de l’Europe orientale. Et le souvenir du plan Marshall salvateur est encore très vivace. Mais au total, les deux patriarches savent qu’ils font l’Histoire et qu’ils accomplissent une mission sacrée, celle de la réconciliation.
De Gaulle-Erhard ou l’intermède du miracle économique germano-allemand (1963-1966)
L’amitié franco-allemande, partie des sommets d’une politique très volontariste, court déjà le risque d’un début de routine. Le successeur d’Adenauer, le Chancelier Erhard, père du capitalisme rhénan, semble plus préoccupé de réussite économique allemande que de grande politique européenne. Il joue le jeu, mais le courant ne passe plus aussi bien. Il y avait à Bonn le clan des « gaullistes » et celui des « antigaullistes » allemands. Maurice Couve de Murville et Gerhardt Schröder (simple homonymie) pouvaient rester des semaines sans s’adresser la parole. L’Allemagne fédérale, forte de ses succès remarquables, commençait à faire la loi sur les marchés, et la compétition entre les deux pays n’était pas absente, comme d’ailleurs tout au long de ces cinquante années. Pause oui, mais rupture non.
De Gaulle (suite)-Kurt Georg Kiesinger : les consolidateurs mesurés (1966-1969)
Avec Kurt G. Kiesinger, les choses de la vie franco-allemande s’arrangèrent un peu. Les malentendus s’estompent peu à peu. Le nouveau Chancelier, qui parle volontiers le français, est représentatif du personnel politique chrétien-démocrate, francophile dans une assez remarquable proportion. Le ministre des Affaires étrangères de la grande coalition d’alors avec les sociaux-démocrates n’est qu’autre que Willy Brandt, qui s’efforce bon gré mal gré de fermer les yeux sur le passé de membre du parti national-socialiste (de 1933 à 1945), et de collaborateur subalterne de Goebbels, que fut celui dont il est le vice-chancelier. Il fait son apprentissage franco-allemand, sous le regard bienveillant et vigilant d’un social-démocrate de grande envergure, Carlo Schmid, un fervent défenseur des bonnes relations avec Paris.
Georges Pompidou-Willy Brandt : les réalistes pragmatiques (1969-1974)
Avec le Président Georges Pompidou et le Chancelier Willy Brandt s’ouvrira ensuite l’ère des relations « exemplaires mais non exclusives ». Les deux hommes apprécient leur réalisme mutuel, mais s’entendent de façon assez moyenne. Pompidou redécouvre avec Edward Heath les vertus de l’entente cordiale avec Londres. Le risque de « ménage à trois » sur le plan européen se dessine, sans jamais prendre véritablement tournure. De son côté, Willy Brandt conduit patiemment sa fameuse « Ostpolitik » avec Varsovie, Moscou et aussi Berlin-Est, ce qui ne va pas sans susciter une certaine suspicion de la part de Paris, qui n’oublie pas que la politique de rapprochement avec l’Est – ab initio - fut l’apanage de la France, et singulièrement de De Gaulle. Par ailleurs, c’est dans ce contexte que le Président Pompidou lève le double veto opposé par le général De Gaulle à l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE. Bref, voici venu le temps franco-allemand de « l’Europe pierre à pierre », pour ainsi dire au coup par coup, sur fond de concurrence non dite. On se promène en bateau sur le Rhin pour l’anniversaire du président français, mais le courant rhénan ne passe pas vraiment. De surcroit – en dépit de la période des « Trente glorieuses » et de la modernisation de la France due au Président Pompidou – la supériorité économique de l’Allemagne tend à s’affirmer de plus en plus. Une certaine crainte française liée à un phénomène de « normalisation » de l’Allemagne glissant vers une supposée « finlandisation » se fait jour. Le complexe de Rapallo refait surface (Rapallo, la ville d’Italie où en avril 1922, Russes et Allemands renouèrent des relations diplomatiques, trois ans après la fin de la première guerre mondiale).
Cette séquence des relations franco-allemandes s’achèvera dramatiquement par la mort prématurée de Georges Pompidou, et la démission de Willy Brandt, empêtré dans l’affaire de l’espion est-allemand Guillaume.
Valéry Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt : les idéalistes volontaristes (1974-1981)
Changement d’hommes, changement de style, changement de tempo. En Allemagne, à Willy Brandt la phase de reconstruction morale (avec en particulier l’agenouillement au Ghetto de Varsovie, geste de repentance). A Helmut Schmidt l’action managériale. En France à VGE l’ouverture plus décomplexée de la période « Helmut et Valéry ». Les deux hommes se sont connus comme ministres des Finances - déjà complices - souvent en aparté dans les sommets franco allemands, comme s’ils préparaient la suite… Comme le disent les commentateurs, le Chancelier et le Président « se tutoient en anglais », langue qu’ils possèdent parfaitement l’un et l’autre. L’inflation est la préoccupation numéro un. Le terme de « parallélisme » devient le maître-mot du vocabulaire politique franco-allemand : réduction parallèle des taux d’inflation, parallélisme des évolutions économiques. Comme ce sera souvent le cas dans les relations entre Paris et Bonn, le Chancelier - hambourgeois avant tout - se tourne d’abord vers le grand large et l’univers anglo-saxon. Mais très vite Giscard et Schmidt deviennent assez inséparables (aujourd’hui encore). Ils décentralisent en province les sommets franco-allemands prévus par le traité de 1963, deux fois par an, en alternance à Paris et à Bonn. D’ailleurs, faut-il voir un signe dans cette époque souvent qualifiée d’« idyllique » le fait que Valéry Giscard d’Estaing a accédé au pouvoir le 19 mai 1974, et Helmut Schmidt le 6, deux semaines avant ? Lors du sommet de la Guadeloupe, au début de l’année 1979, Giscard invitera même Schmidt aux côtés de Jimmy Carter et James Callaghan, le faisant ainsi entrer dans « la cour des grands ».
Choc pétrolier et « serpent monétaire », ou encore serpent communautaire des monnaies fortes, sont au menu de ce que nos voisins européens appellent non sans grief « le couple de force franco-allemand ». Cette évidente connivence entre Paris et Bonn[1] – jamais égalée par la suite – ne va pas sans irriter les partenaires de la France et de l’Allemagne qui forment une sorte de directoire non-dit de la construction européenne, en dépit du doigté des diplomates avec à leur tête, souvent à la manœuvre, Jean François-Poncet, germaniste hors-pair et brillant ministre des Affaires étrangères (de 1978 à 1981). La gauche – fort modérée – de Schmidt, et la droite – moderniste – de Giscard se sont bel et bien retrouvées au centre de l’échiquier politique, et de l’Europe.
François Mitterrand-Helmut Kohl : les affectifs calculateurs (1981-1995)
C’est avec Mitterrand et Kohl que l’on aurait pu imaginer la rupture. Le binôme politique s’inverse (à remarquer d’ailleurs que l’on oublie une fois de plus la droite et la gauche dans le couple franco-allemand). Or, une véritable amitié va naître entre les deux hommes qui sauront allier les élans du cœur et la grande liberté politique qu’ils possèdent en partage. Il y eut dans ce long compagnonnage des moments plutôt sensibles. La chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, puis la réunification de l’Allemagne le 3 octobre 1990 furent de ceux-là. La promptitude de Kohl à « attraper le manteau de l’Histoire » pour faire tomber le mur avec la complicité de Mikhaïl Gorbatchev (et l’enthousiasme des Allemands), puis la marche forcée vers l’unification le-plus-vite-possible ont pu sembler prendre de court le Président Mitterrand.
Hésitations, atermoiements, billard à plusieurs bandes avec Margaret Thatcher ? Ces interrogations historiques dans le couple franco-allemand en plein chambardement ne trouveront jamais de réponse définitive. Voici qu’on passait de Bonn, « le village fédéral », « banlieue de Paris », capitale voulue en 1949 par Konrad Adenauer, à Berlin, immense « Hauptstadt » au carrefour des grands vents d’Est et d’Ouest. Et aussi qu’on se trouvait avec une Allemagne réunifiée de 80 millions d’habitants. De quoi se remémorer la phrase de Mauriac : « j’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux… ». De quoi donner le vertige aux Français, avec cette vieille lune… qui sera vite éclipsée par la véritable amitié qui unissait les deux hommes. Par delà les états d’âme, rien – en apparence – ne changera dans le franco-allemand, décidément inoxydable, contre vents et marées. Le côté volontiers impérieux du Président français et la fausse bonhomie du Chancelier allemand semblent faire la balance dans ce nouvel équilibre très subtil.
Bien avant le grand changement de l’histoire (la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 - évènement du siècle incommensurable) restera gravée l’image de Verdun, François Mitterrand et Helmut Kohl main dans la main, face au monde : moment inoubliable de l’histoire franco-allemande. Entre temps l’Allemagne a fait le sacrifice de son sacro saint deutschemark et l’euro a vu le jour grâce à ce renoncement accepté par le chancelier.
Des commentaires audacieux ont d’ailleurs résumé cette phase-clé par un troc de formule lapidaire « l’Euro contre la réunification ». Cette période assez intense des relations franco-allemandes passe par le prisme très personnel de deux fortes personnalités qui jamais ne perdirent le sens de l’Europe, durant cette étape où tous les repères bougent, et où le monde change de visage puisqu’après la chute du mur, c’est toute l’Europe de la guerre froide qui s’écroule en cascade dans sa partie orientale, le « bloc » monolithique faisant place à une mosaïque d’Etats libérés, et destinés à rejoindre tôt ou tard l’édification européenne qui reste un formidable pôle d’attraction.
Jacques Chirac-Gerhard Schroeder : les partenaires pacifiques (1995-2005)
A priori, l’ex gauchiste Schroeder et Chirac l’homme des coups politiques ont peu de choses en commun. Le Chancelier se tournera d’abord passagèrement vers l’atlantisme et le monde anglo-saxon. Mais décidément le sillon franco-allemand est trop bien tracé pour que l’on puisse durablement s’en écarter. On y revient toujours, et très vite, le Président français et le Chancelier allemand vont trouver un modus vivendi et un terrain d’entente, loin des idéologies figées et des théories toutes faites. Ils inaugurent ce que l’on pourrait appeler familièrement le « temps des copains ». A Blaesheim, ou encore « chez Yvonne » à Strasbourg, ils lancent un nouveau type de sommet informel autour d’une bière et d’un repas roboratif, en tête à tête. Convivialité est le mot d’ordre. Mais il y a beaucoup plus sérieux dans leurs échanges puisqu’ils vont décider - en phase - de ne pas faire entrer la France et l’Allemagne dans la guerre d’Irak : illustration assez parlante du passage de la petite histoire à la grande, et qui marquera de façon essentielle leur complicité véritable. Aux yeux du monde, leur décision était lourde de sens et frappée au coin d’une certaine indépendance d’esprit. Majoritairement, les deux opinions publiques, française et allemande, approuvent.
Au début de son deuxième mandat, qu’il ne conduira pas à son terme, Schroeder, contraint par le chômage et les mauvais chiffres de l’économie, lance l’Allemagne dans une série de réformes drastiques (l’agenda 2010) qui à terme remettront son pays sur les bons rails de la croissance. En cela, il réinvente une social-démocratie moderne, même si c’est au prix d’une courte défaite électorale face à Angela Merkel en 2005.
La transition entre celle-ci première femme chancelière de l’histoire allemande et le Président Chirac jusqu’au terme de son second mandat en 2007 se fera de façon assez harmonieuse et sous le signe du baise main, image devenue traditionnelle et manifestement appréciée.
Angela Merkel-Nicolas Sarkozy : les héritiers iconoclastes (2005-2012)
Nicolas et Angela. Sarkozy et Merkel : pour la première fois, ils constituent un véritable couple masculin-féminin dans l’histoire du rapprochement franco-allemand. Ils sont en outre du même bord politique, droite-centre droit. Mais ils ont autre chose en commun : ils ont en quelque sorte - et au sens politique s’entend - tué le père, elle, Kohl ; lui, Chirac. Au début de leur entrée en contact (en 2007, alors qu’Angela Merkel est depuis deux ans au pouvoir), ils se jaugent, s’observent, a priori sans trop d’atomes crochus. Ils s’intriguent mutuellement, avant de se rapprocher, nécessité faisant vertu : une fois « apprivoisés » l’un et l’autre, ils resteront dans la trace de leurs prédécesseurs, mais selon un mode et un style très particuliers. Pourtant, les commentateurs ne donnaient pas cher de leur entente au début de leur parcours commun, et glosaient ensuite volontiers sur la supériorité ou l’ascendant de l’un ou de l’une envers l’autre : la formule « Merkozy » fait florès dans la presse. Une certaine lenteur allemande, toujours calculée, se conjuguerait-elle à une non moins certaine hyperréactivité française ? Observation-fascination ? « Il va si vite ce Français omniprésent », pense-t-on en s’interrogeant à Berlin. Une certitude s’impose : la situation monétaire européenne et mondiale est dans le rouge. Au-delà des nuances et des inévitables différences d’approche, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy vont faire front côte à côte dans la tempête, à la tête de l’Europe. Et force est de constater qu’ils sauvent – provisoirement au moins – la situation. En raisonnant a contrario, que se serait-il passé si tel n’avait pas été le cas ? Une fois de plus, un certain leadership franco-allemand s’est imposé, à Bruxelles et ailleurs. Mais les critiques tant intérieures qu’internationales n’ont pas manqué, alimentées par une résurgence des sentiments antigermaniques, en particulier en France, et dans les pays du Sud de l’Europe. Cet anti-germanisme passager va jusqu’à se confondre à l’occasion avec un ressentiment anti-européen, sans pour autant atteindre le stade du rejet irréversible de l’Europe.
François Hollande-Angela Merkel : les nouveau compétiteurs (2012… )
L’histoire de ce nouveau couple reste à écrire. Elle vient tout juste de commencer. Les relations franco-allemandes se trouvent en situation de « palier », sorte de round d’observation assorti d’un certain bras de fer entre Merkel et Hollande. Ce diagnostic tient de l’euphémisme : quelques experts sont plus alarmistes et vont jusqu’à parler d’une relation Paris-Berlin qui « vacille ». On aurait pu penser - à y regarder de plus près – qu’Angela Merkel et François Hollande présentaient des profils de personnalité a priori moins éloignés que ceux de la Chancelière et de l’ancien Président français. Une certaine réserve serait de mise. Le côté démonstratif de la relation franco-allemande serait en quelque sorte gommé, et s’estomperait au profit d’une image plus distanciée et moins « tactile ». Les diplomates les plus chevronnés donnent des éléments de langage dans ce sens. Angela Merkel, élevée à l’Est dans une culture de dissimulation (consubstantielle à toute survie dans le régime de l’ex-RDA) ne se livre pas. Elle n’est en aucun cas « joueuse » : elle ne fait pas de pari, elle calcule. Elle n’improvise pas, mais au contraire laisse mûrir ses décisions, d’où un temps de réactivité qui n’est pas le même qu’à Paris où l’on a parfois le sentiment trompeur qu’elle tergiverse. Mais après tout, dit-on dans les milieux bien informés, comme aime à le répéter Laurent Fabius le ministre des Affaires étrangères : « on croit toujours à tort que les Allemands sont des Français qui parlent allemand… » En résumé, le temps d’apprentissage mutuel dans le nouveau couple de têtes franco-allemand semble long et parsemé d’embûches. En visite officielle à Berlin, au plus haut niveau, on rend visite à l’opposition sociale-démocrate : réponse du berger à la bergère-chancelière qui avait apporté son soutien à Nicolas Sarkozy lors de la dernière campagne électorale en France. Angela Merkel ne perd jamais de vue non plus qu’elle aura des élections en septembre 2013. Elle ose néanmoins donner des signes d’espoir à la Grèce, pourtant peu appréciée dans son pays, et semble vouloir détendre la situation lorsqu’elle comprend qu’il n’y a pas d’ouverture – à tort ou à raison – de « second front » constitué de la France, l’Italie et l’Espagne contre l’Allemagne.
Paradoxe et surprise de l’Histoire : la première effusion visible aura eu lieu le 22 septembre 2012 à Ludwigsburg, 50e anniversaire de la visite triomphale de De Gaulle en Allemagne. On assiste à un premier vrai bain de foule en commun, et à une première véritable embrassade apparemment sincère. Angela Merkel et François Hollande en appellent tour à tour aux mânes du Général en exaltant la nécessité absolue de l’entente franco-allemande pour la construction européenne. Au propre comme au figuré, le soleil perce à travers les nuages. Le baromètre est plutôt au beau fixe. François Hollande se risque même, dans un effort méritoire – à une phrase dans la langue de Goethe : « Es lebe die deutsch-französische Freundschaft », variante du « Vive la jeunesse franco-allemande » en français d’Angela Merkel.
Il reste que l’adéquation – ou à tout le moins – le rapprochement entre les deux politiques conduites à Paris et à Berlin nécessitera encore bien des efforts de concertation sur l’aspect structurel des réformes à entreprendre pour assainir les économies européennes. Dans les milieux diplomatiques et ministériels de Berlin, on ne cache pas en privé un certain pessimisme sur l’état actuel des relations franco-allemandes même si leur bien-fondé et leur nécessité ne sont pas mises en question. La remise du Prix Nobel de la Paix à l’Union européenne aura été l’occasion – bras levés en signe de salut d’amitié – d’une démonstration de proximité entre le Président et la Chancelière face à l’assistance d’Oslo. Mais il faudra sans doute plus que ce geste pour rapprocher les points de vue : du temps sans doute, et de la volonté politique, certainement.
Au terme de ce survol des cinquante années écoulées depuis la signature du Traité de l’Elysée, une seule certitude : les cérémonies commémoratives de Berlin le 22 Janvier 2013 n'étaient pas que symboliques. Elles étaient capitales pour l’avenir de l’amitié et de la coopération franco-allemande. Elles devaient marquer une véritable volonté de relance, afin de sortir par le haut de ce qui ressemble à une panne d’étincelle entre les deux pays. Le supplément d’âme et la part de rêve qui manquent aux Européens ne pourront venir que de la France et l’Allemagne unies dans un effort commun vers « Plus (comme le signe +) d’Europe ». Il y aura alors ceux qui voudront suivre, et ceux qui ne voudront pas. Entre une Europe à la carte où l’on ne prendrait que ce qui convient à ses intérêts nationaux, et une Europe dans laquelle un peu plus de fédéralisme ne serait plus une incongruité voire un gros mot, il faudra tôt ou tard choisir, sans pour autant devoir mettre son drapeau dans sa poche.
Dans le cas contraire, de Paris à Berlin, c’est toute une jeunesse démotivée et déçue qui désertera. C’est aussi toute une culture patiemment façonnée qui s’évanouira. Face aux Pères fondateurs et à leurs différents successeurs qui bon an mal an ont maintenu la flamme du rapprochement franco-allemand, aucun chef d’Etat ou de Gouvernement ne peut prendre la responsabilité de la laisser s’éteindre lentement… mais sûrement.
Gérard Saint-Paul journaliste et grand reporter, cofondateur de France 24. Il a été correspondant en Allemagne pendant 6 ans. Membre du Comité scientifique de la Fondation Robert Schuman
[1] C’est dans ce contexte que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt lancent des grandes initiatives politiques et institutionnelles au plan européen : notamment la création du Conseil européen ainsi que la proposition d’élire le Parlement européen au suffrage universel direct.
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