La communauté des professionnels du marketing et de la communication est menacée, depuis quelques années, d’un virus épistémologique mortel : celui de confondre deux concepts,pourtant très différents, la visibilité et la représentativité. A vouloir appuyer des décisions, souvent stratégiques, sur des faits visibles plutôt que sur des données représentatives, la sphère marketo-communicationnel pourrait à terme signer sa propre fin.
En effet, force est de constater qu’à l’ère de la communication digitale et des réseaux sociaux, le visible devient le seul réel. Les signaux faibles, les prédispositions émergentes, l’opinion des influenceurs, le jugement des ambassadeurs, le goût des célébrités, les tendances du moment profitent de la formidable caisse de résonnance des réseaux sociaux et des supports digitaux, pour supplanter le réel, et imposer le visible comme le nouveau mantra. Le postulat sur lequel repose cette nouvelle approche est le suivant : l’acteur dont on rapporte l’expérience est le reflet d’une tendance lourde de la société, et ce qui est peu visible aujourd’hui est la réalité de demain. La visibilité se suffit donc à elle-même, elle a remplacé le réel et définitivement écarté toute précaution de représentativité. Or, il s’agit là d’un maillon faible de toute analyse sociologique mal conduite, qui consiste à généraliser un comportement en se basant sur une seule expérience. Ainsi que l’explique fort bien Coenen-Huther (2006), « en dépit de l’ascèse intellectuelle la plus rigoureuse, le risque est toujours présent d’attribuer à l’acteur une logique de comportement dont on juge la portée universelle alors qu’elle est liée à un contexte socioculturel particulier ». Plus grave encore, ce qui est immédiatement visibleest réel dès lors qu’il conforte notre sens personnel de l’évidence (Abel, 1948). Or, nous le savons bien, ce qui est évident est souvent faux, car, comme l’écrivait Aron (1967, 1991), « l’intelligibilité intrinsèque a presque toujours pour contrepartie l’équivoque », raison pour laquelle il convient de rejeter « l’intuition non contrôlée comme principe de compréhension » (Coenen-Huther, 2006). Dans cette approche, la visibilité est vue comme une manifestation du réel : « ce qui est visible est vrai » affirment les adeptes de ce nouveau mantra, alors que l’inverse est tout aussi plausible, ce qui est vrai n’est pas forcément visible. Il y a donc bien un vice caché dans cette approche, car la visibilité n’est rien d’autre qu’un construit qui résulte largement d’effets de projection de petits groupes sociaux aux caractéristiques parfaitement identifiées. Le réel, en tant que phénomène social, n’est que la résultante des actions des acteurs sociaux -l’homo sociologicus propre à Boudon- et c’est alors l’agrégation des intentionnalités individuelles qui, en se composant, donnent lieu à des phénomènes collectifs, soutenus par des valeurs, des principes, des idéologies ou des croyances (Coenen-Huther, 2006).
Ces effets de projection produisent des effets pervers redoutables : l’objectif n’est plus tant de révéler des tendances, que de les susciter et ensuite de les diffuser largement, en vue de les faire adopter par le plus grand nombre. L’homogénéisation sociologique qui est celui de cette communauté (élitiste, instruite, cultivée, urbaine, aisée, et souvent jeune) a engendré une homogénéité idéologique qui empêche toute remise en cause. La conséquente est évidente : la diffusion d’aprioris est préférée à la validation d’hypothèses, pourtant au cœur de toute démarche d’étude scientifique, et le marketing n’est pas épargné. Les nouveaux marketocommunicants saturent l’espace cognitif de concepts comme l’inclusivité, la diversité, l’identité de genre, la racialisation, l’ethnicisation, les digital natives, la Gen X, Y ou Z, en s’interrogeant trop rarement sur leur contenu, leur origine, et leur implication. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes communicants qui, des années après, remettent en cause ces mêmes construits, comme on a pu le voir récemment avec la remise en cause des fractures générationnelles.
On ne cherche plus ni à comprendre, ni même à expliquer, ce qui est le fondement même des études marketing, mais à convaincre, et disons-le à imposer. Le risque est clairement de basculer dans une recherche militante, dont le but n’est pas « d’explorer l’inconnu, mais de trouver des chiffres susceptibles d’appuyer ses dogmes » (Heinich, 2021). L’idéologie a, de fait, totalement brouillé les frontières entre visibilité et représentativité. Ce sont autant de mantras qui n’ont pas à subir l’épreuve du test. Le simple fait de les réciter produit des effets. On n’interroge plus le réel, on le somme de s’adapter.
Dans les études sur la consommation, le mot d’ordre est clair : le mouvement vers une consommation éthique, responsable (n’oublions pas citoyenne) est inéluctable, et malheur à ceux qui révéleraient que ce n’est pas la tendance principale ! Celui qui révèle le réel devient un déviant. Une autre conséquence de cette visibilité auto-produite (et donc auto-réalisatrice) réside dans le fait que toutes les catégories sociales qui ne souscrivent pas au nouveau credo sont marginalisées et regardées comme des parias. Lors de la crise des Gilets Jaunes, des journalistes du service public ont feint de découvrir qu’on ne parlait jamais de la France périphérique, des catégories moyennes et populaires. Un hasard ? S’il n’y avait les travaux de quelques francs-tireurs, comme Guilluy (2014), venu lui de la géographie, ou Fourquet (2019) qui, dans notre petit monde, s’intéresserait à eux ? Or la consommation est un phénomène complexe, qui ne peut exclure les classes populaires, et, plus généralement, comme pour tout phénomène sociologique, les majorités silencieuses au profit des minorités visibles. A défaut, certaines réalités échappent totalement au regard de l’analyste de la consommation des ménages, à savoir le poids des dépenses contraintes, la gestion critique des priorités d’achat, l’inflation perçue, la stagnation intériorisée du pouvoir d’achat, la fréquentation en hausse des circuits populaires d’achat, la consommation de marques premiers prix, la hausse de l’épargne de précaution dans un monde devenu incertain. Et au final, comment comprendre une forme de violence intériorisée (mais pour combien de temps), nourrie de frustrations au quotidien de ne pouvoir consommer, lorsque les priorités des marketeurs et des communicants, amplifiées par les réseaux sociaux, se focalisent sur la consommation éthique, responsable, écologique, partagée et collaborative ? Le sujet de la hausse du prix de l’essence est l’exemple le plus marquant. On voit avec quelle difficulté le gouvernement lui-même a du mal à quantifier le besoin des classes populaires, contraintes d’utiliser leur automobile : qui sont concernés ? où résident-ils ? combien sont-ils ? pour quels usages ? comment les toucher ? Autant de questions, dont les réponses ne peuvent s’appréhender que dans des études de grande ampleur, à l’image de celles qui ont fait les beaux jours du Credoc ou de l’Insee. Mais voilà, ne sontelles pas devenues ringardes ?
Du côté des entreprises, au nom d’une visibilité auto-réalisatrice, ces mêmes acteurs marketocommunicants, arrivent à convaincre les dirigeants de revoir leur positionnement et de partir à la conquéte de nouveaux territoires, ignorant les études sérieuses qui leur disent de ne pas (totalement) rompre avec leur clientèle légitime au risque de brouiller leur image et de ruiner leur capital de marque. C’est ainsi que dans le domaine de la mode, il convient de s’intéresser à toutes les formes de culture urbaine (graffiti, rap, slam, hip-hop, danses urbaines, human beatbox, etc.), quitte à aller batailler sur des niches de marchés déjà largement occupées, et sur lesquelles bien des marques n’ont aucune légitimité. Mais l’injonction à le faire est très forte, car dans la nouvelle posture épistémologique que nous décrivons, il n’y pas de place, de fait, pour la demi-mesure. Il y a un modèle sociétal sous-jacent qui devient de fait la nouvelle frontière pour tous les acteurs de la vie sociale et économique.
La représentation du réel, dont l’un des outils méthodologiques est la représentativité statistique, devient donc un « gros mot ». Dans une vision idéologique des choses, on ne prend jamais en compte le réel. Le réel est une anomalie, et de toute façon nul besoin de chercher à le connaître scientifiquement, car les nouveaux concepts produisent leurs propres résultats et ceux-ci ne peuvent aller que dans le sens de l’Histoire. Le paradoxe est, qu’au nom de l’inclusivité et de la diversité, notre société est devenu excluante à force de se vouloir totalement homogène !
Philippe JOURDAN, professeur des universités, UPEC
Jean-Claude PACITTO, maître de conférences, UPEC
Sources
Abel Théodore (1948).- « The operation called Verstehen”.- The American Journal of Sociology.- vol. 54.- p. 211-218.
Aron Raymond (1967).- Les étapes de la pensée sociologique.- Paris, Gallimard.- Réédition 1991.- 662 pages.
Coenen-Huther (2016).- « Compréhension sociologique et démarches typologiques ».- Revue européennes des sciences sociales.- p. 195-206.
Fourquet Jérôme (2019).- L’archipel français : naissance d’une nation multiple et divisée.-Editions Points.- 528 pages.
Guilluy Christophe (2014).- La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires.- Editions Flammarion, Paris.- 192 p.
Heinich Nathalie (2021).- Ce que le militantisme fait à la recherche.- Editions Gallimard.- 48 pages
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