Par Virginie Tournay, Chercheur CNRS au laboratoire CEVIPOF (Centre de recherches politiques) de l’IEP de Paris
Il est d’usage de considérer que la force de la démocratie représentative trouve sa pleine expression dans la composition de nos assemblées politiques, laquelle doit être le miroir de la diversité de la société dans toutes ses composantes. Cette volonté rencontre au moins deux obstacles. Le premier est qu’il n’y a pas une manière unique et parfaite de représenter la nation. Si la parité entre les femmes et les hommes intervient comme une exigence pour la qualité de notre démocratie, faut-il étendre ce raisonnement à tous les groupes sociaux discriminés ou aux minorités qui ne se sentent pas représentés, et si oui, selon quelles modalités ? La représentativité du corps social pose problème, tout comme celle du territoire, puisque ses politiques publiques se heurtent continument au problème du mille-feuille territorial qui interroge la péréquation, c’est-à-dire la nécessité de limiter les disparités de ressources entre les collectivités territoriales. Dès lors, comment penser l’unité dans la diversité de façon la plus démocratique qui soit sachant qu’il n’existe pas de représentation idéale et que, pour paraphraser le publiciste Maurice Hauriou « il y a plusieurs manières de faire totalité » ? La deuxième difficulté est de maintenir une assemblée qui soit représentative de la volonté générale et non pas symptomatique d’une pluralité de revendications d’appartenance.
Dans son ouvrage Principes de la démocratie représentative, Bernard Manin montre que le lien que nous établissons entre représentation et démocratie n’a rien d’évident, ni de naturel. Ce lien est le produit d’une histoire qui concerne la nature et le fonctionnement même de nos institutions politiques. Surtout, notre système de représentation est constitutivement paradoxal, au sens qu’il combine des éléments démocratique et non-démocratique. En effet, la mécanique représentative est, par définition, constitutivement contradictoire car elle repose à la fois sur la distinction des représentants et des représentés, et sur la négation de cette distinction. En d’autres termes, la représentation se fonde sur la division État-société tout en ayant pour fonction de la réduire. L’auteur montre habilement que les valeurs démocratiques que nous attribuons spontanément au système de représentation varient au cours de l’histoire. Aussi, le système représentatif était considéré par ces fondateurs comme un système profondément inégalitaire et élitiste, conduit par l’idée que les représentants devaient être des citoyens distingués auxquels les électeurs attribuent des charges. Dès lors, comment penser la qualité de notre représentation si celle-ci est constitutivement paradoxale et si les valeurs que nous lui attribuons fluctuent au cours du temps ? On voit bien ici la grande difficulté pour les décideurs publics à établir des critères objectifs d’une représentation politique de qualité et à mettre en œuvre des indicateurs fiables de cette représentation.
Si le lien entre représentation politique et démocratie n’est pas une donnée invariable dans le temps, il n’y a aucune raison de considérer que l’instauration de quotas allant dans le sens d’une représentation homothétique (à considérer que cela soit possible) de la société constitue une franche amélioration des processus démocratiques. Protéger efficacement les personnes victimes de préjugés et s’assurer de l’équité de tous les représentés dans le droit suppose avant tout d’agir sur l’objet de la loi (droit du travail, droit de la famille etc.). C’est pourquoi toute comptabilisation des représentants sur la base de quotas n’a de sens que si elle s’accompagne de mesures d’action publique qui visent concrètement à rendre équitable les conditions d’accès à l’emploi, aux logements et à l’éducation. Si bien qu’on ne peut pas apporter des éléments de réponse au problème de la représentation politique en intervenant sur la seule ingénierie du gouvernement représentatif. Ce réductionnisme revient à rechercher des clefs égarées au pied du réverbère allumé, non pas parce qu’elles ont été perdues à cet endroit mais parce que cet endroit est le seul éclairé. Lutter contre la faible représentation des femmes et les discriminations à l’égard des minorités suppose surtout de faire évoluer les mentalités et de revenir aux représentations sociales des citoyens. La réponse n’est donc pas uniquement dans les dispositifs politiques mais dans tous les composants de notre société, depuis l’école et l’université, jusqu’à l’entreprise.
En regardant de plus près les représentations sociales des citoyens, on peut poser l’hypothèse, dans la continuité de l’interrogation développée par Lucien Jaume il y a trente ans déjà, que la désaffection des citoyens vis-à-vis de leurs représentants est liée au fait qu’ils ne s’identifient plus à l’idée fondatrice du peuple souverain. Cette dimension est encore malheureusement un point aveugle dans les réflexions liées à la représentation politique. Comment les gouvernés peuvent-ils consentir à donner de la légitimité au pouvoir des gouvernants si nos concitoyens ne partagent plus le même imaginaire national ? Si ce qui fait communauté, si ce qui fonde l’unité nationale ne renvoie pas au même tronc commun pour l’ensemble des français, on aura beau s’évertuer à faire coïncider dans nos assemblées la sociologie de nos représentants à la sociologie de la société, le risque subsiste d’aggraver les divisions sociales en renforçant les communautarismes et les intérêts sectoriels difficilement conciliables avec l’intérêt général.
Ce constat va dans le sens du sondage CEVIPOF réalisé après les attentats qui témoigne d’un fort repli identitaire. Comme Churchill, les français considèrent que la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. 91 % des sondés le plébiscitent, mais seuls 4 Français sur 10 considèrent qu’il fonctionne bien. Ce ressenti n’est pas la conséquence du fait que la représentation des assemblées n’est pas homologue à celle de la société. Il renvoie à l’idée que les français se reconnaissent de moins en moins dans l’action menée par leurs mandants. Cela se vérifie avec la mesure de la confiance selon le type d’institution. Les premières organisations sociales dans lesquelles les français ont confiance sont les petites et moyennes entreprises, l’armée, les hôpitaux et la police. En revanche les représentants de la démocratie politique et médiatique sont désavoués. Cette défiance serait davantage le résultat d’un manque de proximité entre représentés et élus , ce qui rejoint le problème de l’accountability, c’est-à-dire la nécessité pour les élus de rendre des compte sur ce qu'ils entreprennent pour leurs concitoyens, de s’assurer de l’effectivité des lois votées et de la mise en oeuvre des politiques publiques. C’est pourquoi le rééquilibrage de la représentation politique, requiert des procédés qui ne relèvent pas exclusivement du droit positif mais aussi du suivi de l’action publique et de la mesure de son impact.
Assurer une bonne représentation politique suppose de diminuer cette tension bien connue par des décideurs et les analystes politiques, entre le caractère statique de la représentation qui constitue un idéal juridique et la dimension processuelle de la démocratie qui exige proximité, pluralité et réactivité. Il faut ainsi considérer que les enjeux de représentation ne sont pas superposables à ceux de l’élection. Tout pouvoir institué étant par nature représentatif, il importe de réfléchir aux formes particulières de représentation au sein des syndicats, des associations et des entreprises sans perdre de vue que les logiques de désignation des représentants ne sont qu’un aspect du problème de la représentation et que l’essentiel se joue dans une transformation des mentalités. Un levier significatif pour lutter contre les discriminations réside dans nos politiques culturelles et dans ce que l’on veut garder dans nos institutions de mémoire. La panthéonisation d’Olympe de Gouges pourrait être un moyen de reconnaître plus activement le combat des femmes en l’inscrivant dans nos mémoires collectives. L’éducation scolaire doit aussi être menée de sorte à éviter l’expression automatique de déterminismes genrés (livres d’image rose pour les filles, bleu pour les garçons…) et la disqualification d’individus en raison de préjugés sociaux, culturels ou ethniques. Les nouveaux supports numériques doivent être investis en ce sens : mettre en œuvre une politique culturelle de proximité. C’est en s’appuyant sur des actions culturelles et éducatives que la sociologie de nos représentants en viendra progressivement à se rapprocher de celle de leurs représentés.
Virginie Tournay,
Chercheur CNRS au laboratoire CEVIPOF (Centre de recherches politiques) de l’IEP de Paris
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