Les patrons sont-ils trop payés ? Voila une question que se pose un grand nombre de nos concitoyens dans un contexte économique et social particulièrement tourmenté existe-t-il des critères objectifs, équitables et lisibles – à la fois pour l'entreprise et ses parties prenantes (actionnaires, salariés, partenaires et clients) – susceptibles d'asseoir la rémunération d'un dirigeant de manière juste, efficace et consensuelle ?
C’est tout l’enjeu du vote – consultatif ou non – de la rémunération globale des dirigeants par les actionnaires de l'entreprise réunis en assemblée générale, un principe débattu sous l'appellation anglo-saxonne de Say on Pay. Alors que ce projet de loi fait couler beaucoup d'encre en France, le Say on Pay est déjà en vigueur dans dix-sept pays sur le plan mondial.
L’agitation autour des rémunérations de certains patrons du CAC 40, dans un contexte où la crise fait reculer les résultats, stagner les salaires et progresser le chômage, a joué un rôle essentiel dans l'instauration d'une dynamique en faveur du Say on Pay. Mais elle a également faussé le débat, car le Say on Pay ne saurait être un outil de modération des rémunérations des dirigeants, comme en témoignent les tendances inverses observées concrètement dans les pays où il est en vigueur.
Les détracteurs du Say on Pay objectent que ce vote reviendrait à dessaisir le conseil d’administration de l’entreprise d’une large partie de ses responsabilités et prérogatives. Mais cet argument ne tient pas puisque le conseil d’administration aura toujours pour mission de délibérer sur les niveaux, les modalités et les critères de performance des dirigeants. En revanche, la perspective d'un tel vote va nécessairement changer la dynamique de décision au sein du conseil d’administration. La ou les questions de rémunération faisaient souvent l'objet de débats feutrés et réservés – dans la pratique – à un cercle restreint autour du président et du comité des rémunérations, le Say on Pay va obliger la collégialité du conseil à en assumer pleinement les enjeux.
En outre, et peut-être est-ce là une opportunité que nous apporte cette disposition, le Say on Pay se révélera probablement un puissant levier d'alignement de la rémunération des dirigeants avec les intérêts de l'entreprise et de ses parties prenantes, et donc avec le projet de l'entreprise sur le moyen/long terme. En obligeant le conseil d'administration à investir du temps et de l’énergie sur la détermination de niveaux de rémunération lisibles, équitables et objectifs, le Say on Pay va favoriser une prise en compte accrue du temps long, dont le conseil d'administration est en principe le garant. La performance ne s'établissant de manière incontestable que dans la durée, l'étalement du versement de certaines composantes de la rémunération va s'en trouver renforcé. Pour frustrantes qu'elles soient pour les intéressés qui porteront un risque accru, les tendances préexistantes au paiement partiel en actions (ou en équivalent actions) vont apparaître d’autant plus séduisantes aux conseils d'administration qu'elles diminuent le numéraire versé l'année « N », et donc l'irritabilité des actionnaires et des parties prenantes en période de crise.
Pour être alignée avec le projet d'entreprise, la rémunération des dirigeants devra également être acceptable sur le plan social, ce qui impliquera que des comités de rémunérations s'extraient du champ du financier quasi confidentiel pour aborder ce sujet particulièrement complexe de façon élargie, c'est-à-dire en y intégrant plus largement la dimension sociale et environnementale de l’entreprise.
Concrètement, cela veut dire que l’évaluation des dirigeants prendrait davantage en considération, en plus des habituels critères sociaux des paramètres comme l’évolution annuelle de la masse salariale du groupe, les écarts de salaires, les flux nets d'emplois, les plans de restructuration éventuels, mais également l'évolution des émissions de gaz à effet de serre, de l’efficacité énergétique, consommation d'eau, préservation des ressources naturelles, etc…
Le débat sur la rémunération des dirigeants au sein du conseil d'administration va ainsi conduire à plus de co-construction du projet d'entreprise, à plus d’exigence dans le suivi et la prévention des risques et à un champ de débats plus large autour de l'intérêt social de l’entreprise, qui s’inscrit dans le temps.
Loin d’une prise de gage sur les patrons, et beaucoup plus qu'un simple ajustement technique, le Say on Pay est donc surtout un levier de rénovation de la gouvernance de l'entreprise, susceptible de changer l'ambiance des conseils d'administration et de dynamiser l'interaction entre la direction générale et l'organe de contrôle.
Pour autant le Say on Pay va-t-il clore la polémique sur les rémunérations excessives ? On peut en douter, mais il peut apporter de l'objectivation sereine. Le rodage ira-t-il sans heurts ? Là aussi, ce sera un art d'exécution avec d'inévitables tentations démagogiques. Que l'on procède par voie de code de place ou par voie législative, il faudra un temps d'adaptation, et c'est pour cela que, dans sa grande sagesse, le législateur et le gouvernement semblent avoir abandonné la piste d'une mise en œuvre obligatoire des assemblées générales 2013. Comme toute reforme de fond, celle-ci doit s’élaborer dans le consensus, sans préjugé ni fantasme.
Il est fondamental que le Say on Pay soit perçu par les dirigeants et les membres du conseil comme une opportunité de progrès, tant en interne à travers un dialogue social enrichi que dans la relation globale de l'entreprise avec son environnement et l’opinion publique. Rechercher les critères d’une rémunération « juste » revient clairement à centrer le débat non plus exclusivement sur la personne du dirigeant, mais sur les intérêts de l'entreprise et de ses parties prenantes.
Présidente fondatrice de l'agence de communication financière et sociale Capitalcom
Senior partner du cabinet de conseil en gouvernance d'entreprise Anthenor Partners
Réactions