À l’approche de l’élection présidentielle de 2012, les critiques visant les sondages vont très probablement refaire surface. Il n’est donc peut-être pas inutile de poser la question de leur interdiction et de se prêter à un petit exercice de politique-fiction : à quoi pourrait ressembler la démocratie privée de sondages ?
Un atout pour le renouvellement du personnel politique
Pour une partie du personnel politique, cette disparition ne serait pas nécessairement reçue comme une mauvaise nouvelle. Tous ceux qui traversent durant leur mandat une phase d’impopularité et ont à subir des résultats dévoilant aux électeurs cette opinion négative jouiraient ainsi d’une relative quiétude. Ils n’auraient plus à se justifier, à faire mine de « ne pas regarder les sondages », ni à critiquer leur manque de fiabilité. Certes, ils n’échapperaient pas à la sanction électorale, mais pourraient profiter plus sereinement de leur mandat sans s’inquiéter de savoir si les électeurs adhèrent ou pas aux mesures qu’ils décident et qu’ils mettent en œuvre. En revanche, les plus jeunes, les nouveaux venus en politique, les leaders de demain porteurs de nouveaux discours et de nouvelles propositions n’auraient plus la possibilité de démontrer publiquement par des résultats d’enquête favorables l’intérêt et l’attente qu’ils suscitent chez les citoyens. Sans sondages, difficile de savoir qu’une équipe au pouvoir est rejetée et qu’une autre est souhaitée. Difficile d’enclencher une dynamique vertueuse au profit de futurs élus plus en phase avec la société d’aujourd’hui et de demain. Le renouvellement du personnel politique en serait ainsi ralenti, sinon entravé.
Un accès démocratique à l'information
Autre conséquence pour les politiques, ceux disposant de moyens importants, les plus fortunés, pourraient continuer à financer des sondages non publiés et à les utiliser pour mieux définir leur stratégie ou améliorer l’efficacité de leur campagne électorale. Les autres, ceux n’ayant pas accès aux mêmes sources de financement, perdraient aussi l’accès à des informations précieuses pour leur avenir politique, et jusqu’alors gratuites car publiées par les médias.
Le marché des études y perdrait en dynamisme
Pour les instituts de sondages eux-mêmes, cette suppression ne devrait pas avoir non plus de conséquences si douloureuses. Après tout, la baisse d’un ou deux pour-cent de leur chiffre d’affaires ne serait pas si tragique. Ils ne bénéficieraient plus d’une visibilité médiatique, utile pour renforcer leur marque et gagner de nouveaux clients. Mais ils éviteraient par là même d’autres polémiques ; ils en ont, en effet, tous connu, et elles leur ont laissé de mauvais souvenirs. Les seuls qui en souffriraient vraiment seraient les nouveaux entrants, les PME, les instituts de demain qui, pour se développer, ont beaucoup plus besoin que les gros de se faire connaître grâce à la publication de résultats. Le marché des études y perdrait en dynamisme, en capacité de renouvellement et d’innovation, en création d’emplois donc, mais les positions acquises, les gros instituts et ceux déjà installés dans la place ne verraient pas nécessairement d’un mauvais œil l’érection de telles barrières à l’entrée sur leur terrain de jeu.
Une barrière contre la manipulation
Et pour les médias, que se passerait-il ? La plupart des éditorialistes et des journalistes politiques ont suffisamment de talent et de compétences pour se passer des sondages. Ils pourraient facilement déployer leurs capacités d’analyse pour commenter la vie politique, tant sur les rapports de force entre les différents partis ou personnalités que sur les préoccupations ou attentes des citoyens. Pour autant, les conditions d’exercice de leur métier n’y gagneraient pas en sécurité ni en confort. Les sondages fonctionnent souvent pour eux comme des repères, qui leur donnent un cadre général sur l’opinion et les grandes préoccupations des électeurs. Ces repères leur évitent de commettre des erreurs d’appréciation. Ils leur permettent de mieux hiérarchiser leurs commentaires. Travailler un peu plus dans la nuit et le brouillard aurait comme conséquence pour eux de multiplier les risques d’erreurs. L’autre effet pervers, plus grave encore, serait de faciliter les tentations et les tentatives de manipulation. Qu’est-ce qui pourrait en effet empêcher quiconque de prendre sa plume pour rédiger un éditorial hagiographique vantant les mérites d’une personnalité honnie ou d’une politique rejetée tout en défendant l’idée que cette personnalité et cette politique sont plébiscitées par les citoyens ? Si l’on en juge par ce qui se passait dans certains pays arabes avant leur révolution, pas grand-chose…
Les grands perdants : les citoyens
Finalement, la vraie question concerne d’abord et avant tout les citoyens. Bien évidemment, eux aussi se passeraient très bien des sondages. On les imagine d’ailleurs assez mal protester ou manifester en faveur de la libération des sondages emprisonnés… Et pourtant, ce seraient probablement eux les plus grands perdants de l’affaire. Ils conserveraient certes l’essentiel dans toute démocratie, le droit de vote, c’est-à-dire le droit de sélectionner les élus et de choisir les grandes options politiques mises en œuvre par ces derniers. Ce droit continuerait de s’exercer pleinement lors de chaque consultation électorale. Mais en l’absence de sondages, les capacités d’expression citoyenne se limiteraient à ces périodes électorales. Durant la plus grande partie de la vie politique, en cours de mandature, entre deux élections, les citoyens perdraient leur faculté de manifester leur adhésion ou leur opposition à l’équipe en place ou à son action. Le contrôle démocratique de l’action des élus par les citoyens ne s’exercerait plus qu’à l’occasion de ces grands rituels électoraux. En cas de décalage entre les promesses de campagne et l’action effective de la majorité élue, ou en cas de divorce profond entre le peuple et ses mandants, aucune sanction ne viendrait entamer la légitimité de ces derniers jusqu’à la prochaine élection. Pendant ce temps-là, une catégorie de citoyens, les politiques, disposeraient librement des résultats de sondages secrets, quand les autres, les citoyens « normaux », seraient privées de cette information sans doute pas indispensable, mais utile à la vitalité d’une démocratie.
Alors, si les sondages n’existaient pas, quelles en seraient les conséquences ? Pas de drame, ni de catastrophe. Personne ne prétendra qu’il s’agirait alors d’un recul majeur de la démocratie ou d’une atteinte intolérable aux droits légitimes des citoyens. Il s’agirait simplement et incontestablement d’une formidable prime aux sortants, aux positions acquises et aux conservatismes…
Hugues Cazenave
Président-fondateur d’OpinionWay
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