Dans quelle mesure le maintien de la date du premier tour des municipales et le fort taux d’abstention qui s’est ensuivi ont faussé le résultat du scrutin ?
Présentation rapide de la problématique et de la méthodologie
La question posée est de savoir si le haut niveau d’abstention qui a résulté du maintien du premier tour a pu fausser les résultats du scrutin, et favoriser certaines listes au détriment d’autres. Il y a deux écueils principaux dans l’analyse: le très grand nombre de listes (34 aux européennes et 10 à 15 dans les grandes communes aux municipales) qui requiert de procéder à leur agrégation en fonction des proximités politiques; la probable hétérogénéité du corps électoral selon les territoires ou quartiers qui nécessite de segmenter en deux ou plusieurs sous-groupes les bureaux de vote -lesquels constituent l’échantillon au sens de l’analyse statistique.
Il s’agit donc de modéliser et d’estimer par des méthodes statistiques l’ensemble des mouvements de voix -reports, transferts, abstentions- entre deux élections l’une qui sert de référence, l’autre qui est celle d’intérêt.1
Paris, un cas d’école et un enjeu national
Du fait de sa position sur l’échiquier politique national et des vicissitudes de la campagne du parti présidentiel, Paris mérite un examen approfondi.
De premières estimations sur les arrondissements ont montré la grande hétérogénéité des comportements et il est apparu expédient de segmenter la ville en deux, un Paris « de droite » (6e, 7e, 8e, 15e, 16e et 17e arrondissements) et un Paris « de gauche » (autres arrondissements). Les résultats obtenus confirment la pertinence d’un découpage, celui-ci en particulier. Dans l’ensemble de la ville, 187 000 électeurs de 2019 ne se sont pas exprimés, avec des pourcentages voisins dans les deux secteurs (environ 25%).
Le plus éclairant est de passer en revue les différents partis tels qu’ils se sont présentés en 2019. Les électeurs de LREM lui avaient apporté 245 000 voix en 2019, 78 000 d’entre eux se sont abstenus au premier tour des municipales, et donc 167 000 se sont exprimés. Mais les deux listes qui se réclament de La République En Marche (LDVC et LUC) n’ont recueilli que 139 000 voix d’où une « évaporation » nette de 28 000 voix. De fait nombre d’électeurs de 2019 ont voté pour d’autres listes, principalement pour l’Union de la Droite (à hauteur de 18,5% dans Paris « de droite » et 16,3% dans Paris « de gauche »). En sens inverse les listes LDVC et LUC ont bénéficié de votes d’autres courants, principalement de EELV dans Paris « de gauche » (21%), et plus marginalement (de la gauche et de LR) dans Paris « de gauche ». Ce qui a particulièrement pénalisé les listes LDVC et LUC est le fort taux d’abstention des électeurs de LREM de 2019 dans Paris « de gauche » (42,4%).
La liste d’Union de la Gauche (LUG) qui a dominé dans Paris « de gauche » mais n’arrive qu’en 3e position dans Paris « de droite » a bénéficié des votes des électeurs de gauche (PC, PS, Génération.s), à hauteur de 74% et 69% dans les deux secteurs de Paris, mais aussi d’électeurs de EELV (resp. 29% et 49%) et plus marginalement de LFI (7,4% dans Paris « de gauche »). Les électeurs des partis de gauche, de LFI et de EELV de 2019 apparaissent avoir peu déserté les urnes, beaucoup moins que les autres catégories d’électeurs.
Pour la liste des Républicains et associés (LUD/LDVD), arrivée en première position dans Paris « de droite » et en deuxième position dans Paris « de gauche » (mais presqu’à égalité avec la liste LUC d’Agnès Buzyn), leurs voix viennent presqu’exclusivement des candidats LR et centrises de 2019, mais avec l’effet réducteur dans Paris « de droite » d’un fort taux d’abstention (31%).
La liste écologiste (LVEC) n’a pas percé car elle n’a bénéficié que d’un faible report des voix d’EELV de 2019 (resp. 28% et 35% dans les deux secteurs de Paris). Voix qui se sont portées par ailleurs sur les listes LUG (29% et 49% resp. dans les deux secteurs) et sur la liste LDVC de Cédric Villani dans Paris « de droite » (19%).
Enfin le Rassemblement National a fait un très mauvais score en perdant près de 85% des électeurs de 2019, en raison d’un très fort taux d’abstention (resp. 44% et 46%) et d’un vote « utile » en faveur de la liste d’Union de la Droite (resp. 56% et 42%) qui s’explique vraisemblablement par la faible notoriété de la tête de liste. A noter que les partis divers droite ont aussi connu une très forte érosion dans l’abstention.
Comparaison des taux d’abstention, revue d’une dizaine de communes
Même s’il y a d’évidentes similitudes, chaque commune a des spécificités. Les communes retenues sont Lille, Toulouse, Strasbourg, Bordeaux, Montpellier, Lyon, Tourcoing et Coulommiers2. Dans la version complète de l’étude un tableau donne les résultats comparatifs, on se contentera ici de reproduire les commentaires.
Les électeurs de LFI aux européennes se sont relativement peu abstenus sauf dans les communes où le parti n’avait pas de candidat, comme Strasbourg et Tourcoing. Ceux d’EELV sont d’une manière générale parmi ceux qui se sont les moins abstenus, tout comme ceux de la gauche (ensemble PC, PS et Génération.s).
La République En Marche fait apparaître une forte désaffection de ses électeurs des européennes, exception faite de Paris « de gauche » et de Tourcoing pour des raisons compréhensibles.3 Les Républicains et leurs alliés centristes font plutôt mieux notamment à Paris « de droite », Bordeaux et Lyon (resp. 6%, 7% et 8%).
Quant au Rassemblement National, ses électeurs des européennes ont largement boudé les urnes et aussi les listes officielles du parti, dispersant leurs voix entre les autres listes notamment à Paris comme présenté précédemment mais aussi à Strasbourg et à Lyon. Les listes Divers Droite, regroupements d’un grand nombre de listes diverses, sont celles qui exhibent la plus grande désaffection de leurs électeurs des européennes.
Quelle incidence sur les résultats du scrutin ?
C’est la question principale pour juger de la sincérité du scrutin. Une façon de le voir est de simuler la répartition des voix entre les listes en supposant que le taux d’abstention (additionnel par rapport aux Européennes rappelons-le) était uniforme, égal à la moyenne de la commune considérée. Et en faisant l’hypothèse complémentaire que tous les électeurs d’un parti ou d’une sensibilité donnée –telle qu’exprimée aux européennes- avaient réparti leurs voix dans les mêmes proportions que ceux qui se sont effectivement exprimés. Les résultats figurent dans la note complète et seuls les principaux commentaires sont donnés ici.
Concernant les deux ministres candidats à Tourcoing et à Coulommiers, la distorsion des taux d’abstention apparaît avoir joué en leur faveur, mais ils auraient été élus dès le premier tour avec une répartition plus uniforme (resp. 58,7% contre 60 ,9% et 53,7% contre 58,8% des suffrages exprimés).
A Paris le bilan est favorable à la liste d’Union de la Gauche, dans les deux secteurs considérés. Légèrement favorable aussi à la liste d’Union de la Droite dans le secteur Paris « de droite », défavorable dans des proportions plus grandes dans l’autre secteur. La liste d’Union du Centre se retrouve pénalisée dans le secteur « de droite » de Paris.
Dans les grandes villes de province, on peut noter le cas à Lille de la liste d’Union de la Gauche qui aurait pu espérer 4 points de plus –avec pour ses principaux concurrents 2 à 3 points de moins- dans le cas d’une abstention plus uniforme. Cela résulte d’une insuffisante mobilisation de son propre camp par la maire sortante.
A Strasbourg c’est la liste d’Union de la Droite qui se retrouve pénalisée de 4,5 points principalement au bénéfice de la liste écologiste (gain de 5,7 points). A Bordeaux les deux listes en tête, au lieu de faire jeu égal, auraient été séparées de 7 points, en faveur de la liste Divers Droite LDVD.
A Montpellier le retard des listes de la future Alliance Doulain-Ollier-Altrad par rapport à celles de gauche et d’extrême gauche aurait été beaucoup plus élevé (12,2 points contre 6,5 points). Enfin à Lyon la liste écologiste aurait fait un score inférieur de 6,6 points, et la liste LUC un score supérieur de 5,6 points. Il est donc incontestable que l’accroissement très sensible du taux d’abstention et surtout son inégale répartition dans le corps électoral ont introduit des distorsions, qui dans certains cas sont élevées et peuvent hypothéquer le résultat du second tour.
Quelles perspectives pour le second tour ?
Dans de nombreuses communes la clé du second tour se trouve, au moins en partie, dans le taux d’abstention. S’il devait s’accroître –et rester aussi inégalement réparti entre les familles ou sensibilités politiques-, l’on peut déjà prévoir quelles en seraient les bénéficiaires et par contrecoup les victimes.
Que peuvent faire les candidats ? Pour chaque liste, la présente analyse permet de voir quelles sont globalement ses forces et ses faiblesses, les électeurs qui se sont mobilisés pour elle et ceux qui l’ont boudée –en particulier ceux qui auraient dû voter pour elles.
Au niveau plus fin des bureaux de vote, la comparaison du nombre de voix recueillies avec celui qui aurait résulté du comportement moyen des électeurs (correction faite de la structure par famille politique) permet de montrer ceux qui ont « bien répondu » et ceux qui ont « boudé » la liste concernée. Les calculs faits pour certaines communes font apparaître des écarts relatifs allant jusqu’à 25% voire plus, justifiant de cibler des actions de campagne selon les quartiers.
1Voir article dans les archives du CNRS au titre de l’Ecole Polytechnique, et tribune publiée entre les deux tours de la présidentielle de 2012 qui prédisait une victoire -courte- du candidat Hollande sur la base des comportements estimés pour l’élection présidentielle de 2007.
2Ainsi que ma propre commune de Sceaux mais par devoir de réserve les résultats ne sont pas donnés. Le cas du Havre, a priori intéressant, n’a pas pu être examiné en raison d’une modification assez opaque du découpage des bureaux de vote.
3Ce qui n’est pas le cas de Coulommiers où l’abstention des électeurs de LREM se révèle importante.
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