Ayant dû prendre le TGV à plusieurs reprises ces derniers mois, une chose m’a tout particulièrement frappé. En dépit des superbes paysages qui nous étaient offerts tout au long des différents parcours (tout particulièrement celui qui passe au travers de l’est de la Bourgogne), pas un seul des passagers de mon wagon n’a prêté la moindre attention au spectacle extérieur. Tous étaient soit plongés dans leurs journaux, leurs livres, leur graphiques ou leurs comptes, soit scrutaient attentivement l’écran de leur ordinateur ou de leur téléphone portable, soit se concentraient sur l’écoute de leur baladeur numérique.
J’avais déjà fait une observation similaire aux Etats-Unis il y a une quinzaine d’années, lorsque j’avais emprunté la ligne Amtrak entre New York et Baltimore : les vitres des wagons étaient tellement teintées qu’il était quasiment impossible d’observer le monde extérieur, à moins de se pencher en mettant les mains en visière. L’impression était de voyager dans un tunnel mouvant. J’en avais vite compris la raison. Dans ces voitures – par ailleurs extrêmement confortables et cosy – les passagers ne paraissaient désireux que d’une seule chose : discuter à l’infini sur les dernières performances sportives, spatiales ou financières…
Une évidence s’est alors imposée à moi : quiconque s’éloigne trop des simples réalités naturelles est en danger de se retrouver plongé dans une sorte d’« irréalité » pernicieuse.
Il me semble, et les scènes du TGV sont là pour me le confirmer, que nous sommes en train (c’est le cas de le dire) de suivre la même voie déraisonnable. Pour qui donc la nature a-t-elle encore la moindre importance ? Tout le monde paraît parfaitement d’accord pour s’enfoncer au sein d’un monde presque entièrement virtuel où s’émouvoir d’un paysage ne signifierait plus que de le contempler par l’intermédiaire d’un écran vidéo, dûment filmé par les opérateurs patentés et bien stylisés par l’un des innombrables dessinateurs de l’industrie des dessins animés. Une sorte d’immense Disneyworld bien rassurant où les aspérités un peu dérangeantes du monde réel seraient gommées, arrondies, où les animaux seraient bien sagement anthropomorphisés selon nos vues, où le soleil, la pluie, les insectes, les plantes, les rivières, les forêts, ne seraient plus évoqués qu’en tant qu’épreuves à franchir dans des parcours de jeux télévisés et dans des émissions de téléréalité.
Ce jour-là, en l’occurrence, tous mes co-passagers étaient apparemment catastrophés par les inévitables alarmes permanentes d’un monde financier - lui-même virtuel - auquel ni eux ni les prétendus spécialistes (il n’était que de constater les querelles contradictoires des prétendus experts pour s’en convaincre) ne comprenaient goutte. Comme si la grosse machine fictive s’était soudain emballée d’elle-même et que personne n’était plus capable de la maîtriser. Mais comment s’en étonner vraiment lorsqu’on prenait conscience de l’écart chaque jour grandissant entre nos désirs profonds et les théories planificatrices des technocrates enfermés dans leurs schémas ?
L’économie elle-même, ce vieux mot sur lequel était censé se fonder notre existence matérielle, se retrouvait inféodée et totalement dépendante d’une sorte de double virtuel presque imaginaire – à base d’équations mathématiques et de courbes graphiques – désigné comme « la réalité économique », la dette, le PIB ou que sais-je encore ? Or, pendant ce temps-là, derrière les vitres teintées de notre aveuglement volontaire, la planète se réchauffait à une vitesse imprévue, les pesticides polluaient irrémédiablement la terre, les rivières et les forêts puis s’écoulaient dans nos veines, surchargeant les hôpitaux de cancers divers et variés, et la plupart des espèces animales sauvages étaient en voie de disparition... y compris ces pauvres abeilles dont on avait tout lieu de penser qu’elles nous étaient indispensables. Mais, bien entendu, il fallait absolument continuer de maintenir le taux de croissance économique, soutenir et glorifier le jeu de poker fermé que jouaient entre eux les enfants gâtés de la finance internationale !
Il me semble que nous avons stupidement nommé raison et accordé trop de sérieux à une façon de penser en réalité tout à fait absurde et folle. Nous faisons beaucoup trop confiance à une rationalité prétendument scientifique qui s’appelle le mathématisme. Comme si le fait de prendre très soigneusement des mesures et de faire fonctionner à la perfection des machines de plus en plus sophistiquées était la preuve irréfutable que nous allions dans le bon sens, que c’était là la chose à faire pour améliorer nos existences et nous donner du bon temps ? Leur preuve irréfutable, je l’entends depuis ma plus tendre jeunesse : « Voyez comme ça marche bien ! ». Malheureusement, la question est de savoir à quel prix ça marche si bien, et pour combien de temps. Or, désormais il semblerait que ce temps soit échu. Non, ça ne marche plus ! Tout est devenu trop compliqué et trop fragile de par le gigantisme du mécanisme au sein duquel le moindre grain de réel véritable peut enrayer le bon fonctionnement – et personne n’est plus capable de détecter où ce dernier a pu se glisser...
Si nous y réfléchissons bien, quel est donc le dogme intangible sur lequel repose notre fanatisme fonctionnaliste, si ce n’est celui de « l’expansionnisme infini », lequel n’est autre que le « Croissez et multipliez ! » des Evangiles ? Croître et multiplier, mais dans quel but ? Pour rejoindre le fameux « point Oméga » de Pierre Teilhard de Chardin qui imaginait un monde où toute diversité serait résorbée dans une sorte d’unité ronronnante mortifère, un cauchemar de morne monotonie ? Croître et multiplier pour vivre resserrés et confinés dans des mégalopoles de plus en plus sordides, pour survivre à grands frais dans un monde privé des saveurs multiples - uniforme et fléché de toutes parts, tel que l’avaient imaginé George Orwell et Aldous Huxley ?
Il y a quelques années un congrès de scientifiques et de sociologues s’étaient réunis pour statuer sur l’état de la planète et il en était ressorti une intéressante hypothèse : et si notre globe terrestre était une sorte d’organisme vivant et végétatif – à réactions lentes mais puissantes – qui se régulerait lui-même à intervalles réguliers ? Cet organisme éventuel, ils l’avaient nommé Gaïa, l’hypothèse Gaïa. Il était encore ressorti de ce colloque que nous étions finalement – nous autres occidentaux – la seule culture sur cette terre qui ait négligé de considérer notre mère porteuse comme un être vivant à part entière, avec sa volonté et ses desseins propres et que nous n’ayons eu de cesse de nous introniser nous-mêmes les seuls « décideurs » du destin planétaire.
Cette hypothèse Gaïa me fait penser qu’il n’est peut-être pas totalement fou d’imaginer que désormais cette déesse nourricière – trop longtemps malmenée – se rappelle à nous sous forme de quelques soubresauts avertisseurs. Il y a longtemps pourtant que les très vieilles civilisations indiennes et chinoises - beaucoup plus anciennes et complexes que la nôtre – ont enseigné qu’il nous fallait rester à l’écoute des sourdes paroles de Gaïa – au risque de nous faire expulser de sa surface.
Denis Grozdanovitch
Ecrivain
Réactions