Vers de nouvelles règles de gouvernance de la cité
Nos villes regroupent désormais plus de 50% de la population mondiale, soit 3,3 milliards de personnes, dont hélas 1/3 se logent dans des bidonvilles. Nos cités sont-elles prêtes à accueillir une telle concentration et dans quelles conditions? Comment assurer le développement d'agglomérations performantes, respectueuses des hommes qui les habitent, de l'environnement qui les accueillent et économes de l'énergie nécessaire à leur fonctionnement?
Dans un monde dominé par les technologies de l'information, la tentation est grande de rechercher les solutions dans l'univers tout puissant du numérique: depuis les parcmètres communicants de la ville de Nice, jusqu'au système de vidéo protection généralisé de Mexico et aux péages régulateurs de trafics de Stockholm, de nombreuses réalisations aux succès variés ont vu le jour pour tenter de maîtriser les conséquences de la concentration urbaine dans les domaines de la mobilité, de la sécurité, du service aux usagers, de l'habitat ou encore du respect de l'environnement.
Mais ces initiatives restent cloisonnées et relèvent souvent de l'expérimentation visant à démontrer la faisabilité technique du sujet sans être intégrées dans une démarche globale de conception d'un nouveau modèle du vivre ensemble dans la cité. Elles plaquent des technologies sur des fondamentaux inchangés alors que les enjeux de croissance de nos villes requièrent une remise à plat de notre façon de penser les interactions entre les acteurs, de gouverner la cité.
Ainsi, nous savons que la recherche du profit financier maximal par chacun des opérateurs (distributeur d'énergie, d'eau) au sein de l'ère urbaine conduit avant tout à une surconsommation appuyée par une démarche marketing toujours plus agressive et non à une gestion durable de nos ressources. De même, l'alimentation des cités par des sources d'énergie centralisées n'est plus suffisante et chaque ville se doit d'organiser la production ou la récupération d'énergie locale afin de prendre le relais et diminuer sa dépendance. Les opérateurs doivent être incités à jouer l'intérêt collectif par un nouveau système d'échange réglé par des critères tels que le respect de l'environnement et l'optimisation énergétique. Les technologies numériques ne sont pas ici les seuls leviers utiles. Les nouveaux concepts en développement pour l'urbanisation et la construction de l'habitat permettent aujourd'hui de mettre en place les conditions de cette nouvelle économie locale interactive.
Cité spontanée, cité idéale et mutations urbaines
Depuis la « Tour de Babel », les hommes rêvent d’édifier une cité idéale, comme lieu d’harmonisation morale et politique de la société. Théoriquement à l’inverse de la cité spontanée, qui se développe peu à peu selon les besoins en fonction de décisions multiples, la cité idéale est conceptuellement élaborée comme une structure unifiée avant d'être matériellement construite.
Cette confrontation entre ville « idéale » et « spontanée », est pourtant le socle même des problématiques architecturales et urbaines auxquelles les architectes et urbaniste sont aujourd’hui confrontés pour rendre nos villes plus intelligentes…
En effet, la réflexion autour du thème de la ville intelligente, ne peut pas toujours s’extraire du caractère patrimonial que revêtent beaucoup des grandes cités mondiales… On ne pourra pas toujours (et bien au contraire) partir d’une feuille blanche pour dessiner la ville intelligente, mais on devra bien souvent s’appuyer sur le patrimoine existant, en adaptant le rapport bâti et non bâti forgé par les siècles et en y greffant par touches successives les process technologiques nécessaires au bon fonctionnement de la société contemporaine, qu’il s’agisse des technologies de circulations, de communication, d’optimisation énergétique ou de durabilité…
Cette notion de « ville intelligente » s’inscrit dans la continuité des réflexions de Le Corbusier réunies en 1933 sous l’intitulé de « Charte d’Athènes ».
Son principal concept, était la création de quatre zones indépendante pour les quatre fonctions que sont : la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport, le tout formant « la ville fonctionnelle » corbuséenne, dont le modèle le plus élaboré est sans conteste Brasilia…
Ainsi, nous pourrions dire, que la notion de « ville intelligente » se définit comme un stade de l’évolution urbaine adapté aux mutations indispensables de la cité aux modes de vies de notre siècle.
Si la «ville fonctionnelle » devait être la matrice de notions nécessaires à notre condition biologique : respirer, se nourrir, se reproduire… la ville « intelligente », doit être la matrice de notion utiles à notre mieux vivre individuel et collectif: mieux respirer, mieux communiquer, optimiser son temps, ses mouvements, mieux consommer, mais aussi une ville dimensionnée pour le groupe mais à l’échelle de l’individu…
Aussi, la ville « intelligente » pourrait d’autant mieux s’apparenter à la forme la plus élaborée de « citée idéale » qu’elle serait être adaptée aussi bien à la ville nouvelle pensée dès l’origine comme ville technologiquement mutante, que de convertir les villes existantes et patrimoniales en villes durables…
Nouveaux modèles de planification et nouvelles formulations architecturales
Pour ce faire, il faudra intégrer dans les schémas de planification urbaine, de nouveaux services performants dans tous les domaines, que nous pourrions synthétiser autour de trois grands thèmes :
• La mobilité intelligente : l’un des défis consiste à intégrer différents modes de transport en un système unifié, efficace, facilement accessible, abordable, sûr et automatisé.
• La durabilité environnementale : les villes auront pour mission de réduire, voire d’éviter, leur production de déchets et de mettre en place des systèmes efficaces de récupération et de valorisation et de retraitement des déchets en énergie
• L’urbanisation responsable et l’habitat intelligent : Il faut réinventer des formes urbaines qui, à la fois, respectent une intimité indispensable, assurent un ensoleillement suffisant, permettent des évolutions et favorisent le « vivre-ensemble ». Les bâtiments devront, également, être plus intelligents afin de faciliter et d’améliorer la gestion de l’énergie, voire de réduire les consommations.
Cette démarche globale de développement durable ajoutée aux technologies de l’information et à des process de gouvernance réadaptés, mène aujourd’hui à l’élaboration de plusieurs schémas directeurs que nous pourrions résumer en trois typologies principales :
• Les « U-City » : qui reposent sur la mutualisation des infrastructures de communication et de partage de l’information
• Les « Smart Grid Cities » : qui consistent principalement à gérer de façon efficace et citoyenne la consommation énergétique et l’équilibrage entre la production et la consommation des énergies
• L’« Eco-City » : qui recouvre l’ensemble des villes en projet ou construites selon une démarche globale de développement durable.
Quelques projets expérimentaux sont élaborés autour de ces typologies, à l’image du projet BedZED au sud de Londres qui s’étend sur près de 2 hectares, du projet Masdar à Abu d’habi, principalement orienté vers l’expérimentation autour des énergies renouvelables, ou encore ou encore de l’ambitieux projet chinois de Dongtan au Nord de Shanghai couvrant lui près de 90 km² pour une population cible de 500 000 habitants en 2050.
Ces tentatives ou études expérimentales montrent que si le processus prend sens par l’élaboration de plans directeurs urbains optimisés, un bâti « intelligent » est un vecteur clef à ce développement.
Il en résulte naturellement, que la composante architecturale, devra en être impactée…
Depuis quelques années, les Règlementations techniques RT 2005, 2012, imposent des modes constructifs optimisant entre autre les caractéristiques climatiques des ouvrages constuits.
L’utilisation du recyclage des eaux de pluies, des centrales photovoltaïques en toiture, l’usage de façades thermiquement intelligentes, de la géothermie, mais aussi de la domotique, sont à présent monnaie courante dans les constructions actuelles.
Les orientations que nous donnons à nos projets, sont fortement marquées par la volonté de faire de nos constructions des bâtiments autonomes, autosuffisants…
Actuellement, nous travaillons sur des peaux jouant des convections d’air, par ventilation à doubles flux, afin de développer et de renforcer les systèmes de ventilation.
Ces nouvelles façades, mènent vers des bâtiments respirant, transpirants, à l’image d’un corps biologique.
La transformation de la chaleur d’usage (habitants, machines) pour être transformée en énergies fonctionnelles (climatisation, chauffage, etc) est aussi un des champs de réflexion important de nos recherches et applications…
Enfin, la partie la plus visuellement impactante, sera propre à l’orientation, la localisation et à la topologie des terrains d’implantations… De son système structurel aux éléments composant sa façade, le bâtiment deviendra un objet mutant intégrant sa propre capacité d’adaptation, définissant ainsi le principe d’intelligence bâtie…
La ville intelligente, un challenge politique essentiel
Le constat des expérimentations Urbaines, architecturales réalisés jusqu’ici est très satisfaisant d’un point de vue social, économique et écologique, créant d’avantage de cohésion sociale, à l’inverse des thèses quasi apocalyptiques développés par la science-fiction, où la ville « intelligente » serait dévorée par l’usage excessif des technologies de l’information, créant des territoires à « pluricentralités », ou des « villes mondes » à l’image de la cite « Corusquan » de la guerre des étoiles, distendant le lien social jusqu’à le briser…
Bien au contraire, les expérimentations menées jusqu’ici tendant à rendre nos villes plus « intelligentes », quelles qu’en soit l’échelle de territoire, aboutissent à d’avantage de citoyenneté et de cohésion sociale, pour peu que le développement Humain reste le socle et l’objet fondateur du développement Urbain…
Nous voyons ainsi que la mise en place d'un cadre de vie durable, efficace et performant mais aussi attractif pour les citoyens et les entreprises nécessite l'intégration dans une démarche globale d'un ensemble de leviers agissant sur la mobilité, les services aux usagers, l'habitat, l'économie, l'environnement et les énergies sans oublier la gouvernance de la cité.
Ainsi, il ne s'agit plus seulement d'assister les citoyens dans l'organisation de leurs déplacements multi-modaux mais d'intégrer également l'optimisation des ressources énergétiques à mobiliser pour faire fonctionner les transports nécessaires.
Certes le numérique est au centre de chacun de ces leviers de même que dans leur intégration, mais il ne suffit pas à construire une ville intelligente. La sociologue américaine Saskia Sassen ne nous alertait-elle pas sur le fait que l'enjeu est d'urbaniser les technologies au service de l'homme et non de déshumaniser les villes avec les technologies?
Ne nous laissons pas enivrer par le potentiel de nos technologies d'aujourd'hui et de celles que nous entrevoyons dans le futur.
L'intelligence ne réside pas tant dans la ville que dans la démarche de construction coordonnée et collective unissant les contributions des collectivités, citoyens et acteurs économiques. Une telle démarche doit allier la recherche d'un cadre de vie plus adapté pour les populations urbaines, des services plus proches de leurs besoins au quotidien, avec une préoccupation permanente de rationalisation et d'économie des ressources rares. L'innovation à l'évidence en sera le moteur tant dans la définition des services, l'usage des technologies, que dans la mise en œuvre d'un nouveau modèle collaboratif de construction de la cité.
Se posent alors les questions de la gouvernance de la cité et des rôles de chacun dans cette démarche. En ces temps d'élections locales, il est important que les nouvelles équipes s'emparent du sujet et fédèrent l'ensemble des forces autour d'un projet construit et partagé pour passer d'une mosaïque de réalisations pilotes à une véritable démarche intelligente d'évolution du cadre urbain au service de l'homme. Cela nécessitera probablement de revisiter les missions des acteurs de la collectivité en en particulier de ceux œuvrant dans le champ des technologies numériques et urbaines. Ainsi les élus, et responsables politiques et techniques de nos collectivités (responsables de la politique d’aménagement, DSI…) , à l'image du Chief Digital Officer de New York, verront leur périmètre enrichi du développement numérique du territoire et de la coordination de ses usages par les différents opérateurs au service de la transformation de la cité.
A l'heure des restrictions budgétaires bridant les ailes des acteurs publics, voilà un nouveau challenge propre à remobiliser les énergies !
Hervé Tordjman
Architecte en chef de l'agence HTA-Hervé Tordjman Architecte & associés.
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