La visière étroite empêche de voir le monde alentour. Les rigidités empêchent d’évoluer. Le corps enserré ne respire pas et s’essouffle à porter ce fardeau.
L’armure de l’entreprise comporte plusieurs éléments : des structures, des systèmes, des éléments culturels. Disséquons-la.
Structures, systèmes et culture
D’abord les structures, ce sont ces éléments qui « structurent » la pensée, le travailler ensemble, la décision, les libertés de mouvements, qui peuvent enfermer physiquement ou virtuellement. Elles comportent par exemple l’architecture des bureaux qui séparent ou qui au contraire mélangent trop; les structures informatiques qui ne tolèrent pas l’accès à des réseaux sociaux ou à des systèmes externes pourtant utilisés par tous comme Dropbox ou Skype; les structures hiérarchiques strictes, les définitions de postes, les référentiels de compétences, etc. qui définissent des boites articulées les unes avec les autres mais de plus en plus décalées de la réalité.
Ensuite, les systèmes, ces éléments, principalement des process, qui permettent à l’organisation de fonctionner mais qui induisent des comportements parfois contre-productifs, des pertes de temps. Il y en a dans toutes les fonctions. L’audit et les contrôles sont responsables de beaucoup d’entre eux. Les RH ont passé les vingt dernières années à en sophistiquer de nombreux, dont le recrutement, la mobilité, l’évaluation, la formation ne sont que des exemples criants de systèmes rapidement inadaptés au monde moderne à peine ont-ils été conçus.
Le réglementaire et le juridique sont certes souvent à l’origine de certaines structures et certains process, du droit du travail aux règlements de sécurité, etc. mais ne leur affectons pas toute la responsabilité ; la traduction du réglementaire dans les structures et systèmes internes semble s’être plu à les complexifier, à supprimer la confiance dans les hommes pour la remplacer par la confiance dans les process.
Enfin la culture de l’entreprise. Elle conditionne des comportements, des attitudes, des codes de conduites plus ou moins codifiés, plus ou moins rigidifiants. Elle peut se manifester par des signes d’apparence mineure, comme de porter une cravate quand on est cadre ; ou des éléments profondément structurants comme les valeurs autour de la ponctualité, l’acceptation ou non de comportements déviants ou innovants, la relation au télétravail, la façon concrète dont se prennent les décisions, la croyance en un certain parcours pour que des leaders émergent, le respect de la dissidence, la solidarité dans l’échec, le fameux NIH (Not Invented Here), le refus de réembaucher quelqu’un qui aurait quitté l’entreprise auparavant (le concept du traître qui quitte l’entreprise), etc.
Comment la changer ? Fonctions, poissons pilotes, corsaires et pirates
Faut-il pour autant d’un bloc retirer l’armure ? Que nenni ! Car le corps de l’entreprise serait alors nu et sans défense. Ne pas proposer une nouvelle tenue et ne pas préparer le corps à la revêtir, à en utiliser les nouvelles armes, serait une grave erreur déstabilisante (n’oublions pas que l’armure protège autant qu’elle enferme, qu’on l’aime autant qu’on la hait). Alors comment faire pour rendre les armures agiles, voire les transformer en tenue de Jedi ? En travaillant sur certains de ces éléments on peut imaginer des suppressions et des remplacements partiels et envisager de changer progressivement l’ensemble de ce carcan. On peut toucher à des structures (comme en IT), certains systèmes (comme l’évaluation), certains éléments de culture (comme le télétravail).
Les fonctions peuvent procéder à des analyses de la valeur de tel ou tel process ou structure ou élément culturel, de tel ou tel contrôle, et parfois les supprimer, ou, à d’autres moments, en se mettant à l’écoute de l’extérieur, en inventer de plus adaptés.
Des poissons pilotes peuvent être lancés, c’est à dire des expériences, qui, ici ou là, dans des univers contrôlés et tolérés, inventent de nouvelles tenues de combat. Des corsaires peuvent être agréés par la direction générale avec pour mission de casser tel ou tel code (par des projets, des réunions hors normes, des chocs culturels innovants, etc.). Des pirates peuvent être tolérés une fois leur forfait accompli ; c’est le cas de projets transversaux non déclarés, de budgets détournés pour lancer de nouvelles initiatives, etc. Parfois les pirates peuvent être transformés en corsaire pour continuer leurs activités, par exemple quand un financement pirate devient un crowdsourcing interne reconnu. Certes la tolérance aux pirates demande une attitude culturelle qu’il faut peut-être créer.
Le hacking comme méthode ?
Toute armure a ses failles, le repérage de ces failles est l’affaire de tous. Beaucoup d’entreprises n’ont pas aboli la cravate et pourtant celle-ci disparaît de nombreux services, c’est que peu à peu des collaborateurs se sont aperçus que l’on pouvait jouer avec quelques règles et l’ont fait. Il y a toujours de vrais degrés de liberté. Chacun peut hacker l’armure à sa manière et selon ses moyens. Le membre du Comex aura plus de pouvoir que le cadre moyen ou le collaborateur. Cela ne veut pas dire que ces derniers n’en ont pas. L’avantage du hacking est d’être progressif, de ne violenter qu’un peu l’organisation, de pouvoir progresser par essais erreurs et d’avoir force de preuve quand on veut généraliser les changements.
Dominique Turcq
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