Une devise implicite pour la turbulente Françoise Sagan qui démontra, un peu malgré elle mais en lançant la mode, que la vitesse c'est la grande vie.
Une vie amusante, en tout cas, c'est certain. Contrairement à ce que se bornent encore à penser les dictionnaires de littérature, Françoise Sagan n’est pas née à Cajarc, dans le Lot, sous le nom de Quoirez, mais à l’âge de dix-huit ans dans le bureau de l’éditeur René Julliard, lorsqu’elle fauche dans Proust son pseudonyme et chaparde un vers d'Eluard pour le titre de son premier roman, Bonjour tristesse. Ce joli texte, écrit en un été, raconte comment il faut parfois toucher l'interdit pour s'accomplir et renaître. En parallèle de sa découverte de l'amour physique, aspect du livre qui fera scandale dans la France bourgeoise et prude de la IVe République, Cécile, la jeune héroïne, comprend petit à petit le sens du mot « responsabilité », et en perçoit la beauté profonde, tout en luttant pour y échapper. Elle fait souffrir ceux qu'elle aime. « Aimer, ce n'est pas seulement “aimer bien” ; c'est surtout comprendre », écrira d'ailleurs un peu plus tard Sagan, dans Qui je suis ? Ce n'est qu'en poussant sa cruauté et son égoïsme à son paroxysme que Cécile comprendra la portée de ses actes, trop tard malheureusement.
Sagan écrit d’une façon singulière, avec des réminiscences de La Fontaine, mais conjugue l’existence au pluriel. Les plaisirs plutôt que le plaisir, les ennuis pour chasser l’ennui, des hommes et des femmes à la place d’un homme, composent au final une vie avec laquelle elle prit des libertés, prétextant la liberté, incapable de mesurer les conséquences de ses actes. Un papillon merveilleux et insouciant, épris de vivacité et de vitesse. Elle le proclame : « Qui n’a jamais aimé la vitesse, n’a jamais aimé la vie, n’a jamais aimé personne ».
« Ce qui retient en Sagan, notait Marc Lambron dans son Carnet de bal, ce sont ces phrases polies au blanc d’Espagne comme l’argenterie de nos grand-mères : que son seul souvenir de Mai 68 soit une bombe lacrymogène lancée chez Régine ». Il n’en faut pas plus pour façonner un personnage.
La légende Sagan est une île encore un peu négligée, entretenue tant bien que mal, que les plus hardis accosteront en lisant le récit émouvant d’Annick Geille, Un amour de Sagan, ou la merveilleuse biographie sentimentale Sagan à toute allure que lui consacre Marie-Dominique Lelièvre. Les plus paresseux la survoleront au cinéma grâce au film de Diane Kurys. Sylvie Testud, à défaut d’offrir une interprétation du « charmant petit monstre » – l'appellation est bien entendu de Mauriac – s’y livre à un époustouflant exercice d’imitation. Sagan n’y est pas restituée, mot tellement à la mode, mais elle est reproduite, avec ses tics de diction, ses fulgurances géniales, sa baraka à la roulette et ses faillites au chemin de fer, ses amis fidèles ou pique–assiettes, et, bien entendu, les autos.
Les voitures de sport : une passion bien dévorante pour la jeunesse littéraire germanopratine en quête d’ailleurs, gourmande de sensations, assoiffée de découvertes. La plupart d’entre eux s’y adonnent avec un enthousiasme joyeux et communicatif, dans un jeu de séduction sensuel et parfois chronophage. Michel Déon, dans son recueil de souvenirs Je me suis beaucoup promené…, le remarque avec tendresse : « Les voitures ont été mes danseuses. Je leur ai beaucoup sacrifié d’un temps qui aurait été mieux employé à mes petits travaux d’écriture. Pour elles, j’ai gelé, piétiné dans des garages infâmes, jalousé les mains graisseuses qui tripatouillaient leurs parties intimes. J’aimais leur donner un bain, polir leurs doux épidermes avec des crèmes savantes, les capoter, les décapoter, les couvrir de menus bijoux : rétroviseurs, projecteurs, bouchons de radiateur. Au cours des longues nuits de voyage, je m’arrêtais sur une voie secondaire pour dormir en elles, comme un amant épuisé, la joue appuyée sur leurs coussins de cuir. L’aube nous réveillait, nous donnant envie de refaire l’amour ». Un tel empressement charnel ne peut se comprendre qu’au regard de l’époque. La voiture est une libération, comme le remarque Sagan lorsqu’elle note : « En fait la voiture, sa voiture, va donner à son dompteur et son esclave la sensation paradoxale d’être enfin libre ». Plus qu’un plaisir, l’automobile est après-guerre une intercession entre l’homme et la divinité. Comme on n’accède à Dieu que par les Saints, on ne parvient à la vitesse qu’en se propulsant au creux d’une voiture de sport. En une nuit étoilée, l’engin dévore la nationale 7, cette route du bonheur, pour rapprocher Saint-Germain-des-Près et Saint-Tropez. Paris devient un petit faubourg de Valence comme le chantera joyeusement Charles Trenet. Notre époque de rapidité permanente et commune a naturellement oublié ce temps poétique où les routes, aux chaussées souvent imprécises, étaient encore un joyeux voisinage de charretons à chevaux et de Simca paresseuses, de 2CV Citroën dodelinantes ou de Dauphines au dos rond. Parfois, une DS apparaît. Les autoroutes étaient quasi inexistantes, l’usage de l’avion encore peu fréquent, et le voyage en train lancinant. En raison du contrôle des changes, les voitures étrangères affichaient des prix dissuasifs. Dans ce paysage d’une France entamant lentement sa marche vers le progrès, la Jaguar XK140 de Sagan, fonçant à plus de 150 km/h (140 miles à l’heure, d’où son nom) est un bolide inaccessible aux pouvoirs inouïs, délivrant des sensations inédites. La piloter, c’est appartenir à la race des seigneurs. Au volant de la Gordini 24S de compétition, plus rude que les jouets luxueux de grand tourisme, elle gagne même le respect des gentlemen drivers et des amateurs de sport automobile, et ses galons de conductrice émérite. Les pieds nus n’appartiennent pas encore à la légende Sagan, mais à la publicité. Personne ne conduit une lourde Jaguar XK nu-pieds sur le pédalier d’aluminium brûlant et de caoutchouc collant. Ou alors, comme le remarque avec un amusement agacé Marie-Dominique Lelièvre, « l’été, peut-être, en rentrant de la plage, comme tout le monde ». C’est le journaliste Paul Giannoli qui a déchaussé pour toujours Sagan afin de pimenter son article sur la frêle jeune fille bourgeoise faisant corps avec sa machine virile.
Comme la lampe à huile célébrait la victoire du savoir sur l’obscurantisme, l’automobile rapide incarne le triomphe de la technique sur le temps. Milan Kundera le remarque avec distance : « La vitesse est la forme d’extase dont la révolution technique a fait cadeau à l’homme ». Une extase évidente en feuilletant Le Figaro du 20 février 1909 relatant les propos de Fillipo Tomaso Marinetti, auteur du manifeste du futurisme, qui affirme en point d’orgue que « la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ».
La fascination commence lorsque le personnage ou l’objet incarne son temps, ainsi que l’a si bien montré à l’époque Roland Barthes dans ses Mythologies, en 1957. Françoise Sagan et son goût de la vitesse l’illustrent. Elle donne le ton, comme le remarque si justement Marie Dominique Lelièvre : « Les goûts de Sagan sont en phase avec l’imaginaire collectif de son temps dont elle anticipe et accompagne les mutations. Elle est la dynamique en personne. Avec ses droits d’auteur, Françoise a acheté une voiture. Une voiture de sport, symbole de son métabolisme énergique. Françoise parle vite, mange vite, réussit vite, pense plus vite encore. Ses voitures rapides, ses prises de risques vont klaxonner sa renommée. Inséparable de sa légende, la voiture est l’attribut de sa gloire, la matérialisation des ses triomphes. » Des voitures rapides, Sagan en alignera un certain nombre dans son garage tout au long de sa vie, de la première Jaguar XK140, achetée avec les droits d’auteur de Bonjour tristesse, à la longue Mercedes SL marron glacé des dernières années, « juste assez atteinte par l’âge pour être élégante » pour prendre un mot de Sagan elle-même, en passant par la Gordini 24S de course, rachetée au sorcier Amedeo Gordini pour l’aider à payer ses traites, l’Aston Martin DB2/4 rendue célèbre dans l’accident, la Ferrari 250 GT California de 1966, avec son V12 atteignant 280 km/h, qu’elle s’offre pour fêter le succès de son roman La Chamade. Toutes ne sont pas les siennes, à l’image de la Jaguar type E, prêtée par Claude François, avec laquelle elle pose fièrement dans Vogue, ou cette Lotus Super Seven garée devant le manoir du Breuil à Equemauville, sa seule propriété, quand les huissiers sont à la porte. Son père, Pierre Quoirez, lui a donné le goût des belles mécaniques. Ami de l’ingénieur et concepteur d’automobile Jean-Albert Grégoire, l’industriel est un amateur averti et à couru lui-même le Paris-Nice en 1926 sur une Sizaire 2 Litres. Jacques Quoirez, le frère de Françoise, n’est pas en reste et posséda notamment une rare Lamborghini Flying Star dans les années soixante.
Cette écurie Sagan n’est pas la seule à pratiquer le culte intellectuel et littéraire de la vitesse. Emmanuel Berl le remarque avec clarté en affirmant que « pour l’artiste, comme pour l’aviateur, l’essentiel n’est pas de posséder un moteur plus puissant, mais un mécanisme capable de transformer la vitesse en en force ascentionnelle ». Cette fuite savante a cédé la place à une fuite ignorante. En effet, si elle s’affirmait alors comme un déplacement au profit d’un dépassement, la vitesse est devenu désormais absurde car elle n’est plus qu’un leurre a peine capable de masquer l’absence de culture ou la perte de repère d’une époque blasée. Pour comprendre l’engouement de la vitesse, il faut la considérer comme un moyen permettant de se propulser hors de soi-même, de soulager un besoin métaphysique de se dépasser. Ou de se fuir, car la vitesse est un baume. Sagan le remarque dans Avec mon meilleur souvenir : « elle décoiffe aussi les chagrins. On a beau être fou d’amour, en vain, on l’est moins à 200 à l’heure. » On se console de sa situation de terrien en s’arrachant physiquement à l’attraction terrestre. « La frénésie de la vitesse est une manifestation de l’esprit de révolte, une phase de conflit entre l’inertie et le mouvement. L’inertie des habitudes, les héritages de race, les traditions sociales travaillent contre la vitesse. D’où nos contre-courants et nos tourbillons d’excitabilité et d’impatience » analysait très tôt Masaharu Anesaki. Et, mi-gourmand, mi-amer, Pierre Niox, L’Homme pressé de Paul Morand, ne dit pas autre chose : « Qu’est-ce que la vitesse sinon une course gagnée dont la solitude est le prix ? On sème ses semblables.»
Morand, dès les années Trente, avait, il est vrai, montré l’exemple au volant de ses Bugatti et autres Voisin au temps de sa splendeur, mais aussi en Mini Cooper ou en Mercedes 300 SL « Papillon » après-guerre. Il avait également été l’un des premiers à décortiquer la question avec un petit essai sur le sujet publié pour la première fois en 1931 dans le recueil Papiers d’identité, célébrant l’insaisissable et désirable « jouissance plus brève que l’amour ». « La vitesse, écrit-il, c’est la forme dernière et la plus moderne de la force », remettant au goût du jour l’encyclopédiste Buffon qui enseignait doctement que « la vitesse d’un animal n’est que l’effet de sa force employée contre sa pesanteur ». Et Morand, dans L’Homme pressé, de conclure : « La vitesse est la forme moderne de la pesanteur (…) c’est la forme dernière et la plus moderne de la force ».
Reste à maitriser cette énergie offerte par la puissance mécanique. Dans le tourbillon de l’enthousiasme et de la griserie des risques se cache l’ombre de l’accident. L’accident, à l’époque, en raison de la fiabilité relative des machines et de l’état médiocre des routes, est aussi inséparable de l’automobile que la vitesse. C’est sans doute pour cela que le poète Jean Cocteau n’aime ni l’une ni l’autre. Appartenant au monde d’hier ou même d’avant-hier, l’académicien tourne son imaginaire vers les mythes anciens et les déesses grecques, loin de la précipitation et de la fureur routière. Dès 1934, dans La Machine infernale, Cocteau précise avec effroi : « l’horreur d’un accident qu’on découvre sur la route provient de ce qu’il est de la vitesse immobile, un cri changé en silence ». Les années d’après-guerre lui donnent cruellement raison, lorsque chronique mondaine va de paire avec série noire, sombre comme l’asphalte. Le 4 janvier 1960 à 13h55, Albert Camus trouve la mort à bord de la puissante Facel-Vega HK500 de Michel Gallimard sur la RN5, à Villeneuve-la-Guyard dans l’Yonne. Jean Bruce, le père de l’agent secret OSS 117, encastre sa Jaguar MKII grise à plus de 180 km/h sous un camion et meurt, le 26 mars 1963. A la même époque, Boris Vian, dans sa chanson J’suis snob, fait de l’accident en Jaguar le dernier chic et l’on parle, comme d’un phénomène littéraire, du « romantisme de la vitesse ». L’accident de voiture porte en lui quelque chose de fatal et de sublime. C’est l’épreuve du feu, la confrontation avec le danger, qui forge le surhomme ou la légende. Héritier du gladiateur dans le cirque, égal du matador dans l’arène, le pilote automobile regarde la mort dans les yeux et l’affronte à mains nues. S’il triomphe ou en réchappe, il est un héros, comme Fangio ou Niki Lauda. S’il succombe, il sera un mythe brisé, à l’image d’Ascari, Portago, Rubirosa ou Ayrton Senna. En littérature, Roger Nimier accède a ce statut dans le fracas de la tôle froissée de son Aston Martin DB4. Enfant naturel de Morand, Roger Nimier pense aussi que « la vitesse n’est que l’un des visages de la liberté » et la célèbre aussi bien dans ses romans, Le Hussard bleu ou Les Epées, que dans les chroniques qu’il publie dans la presse, comme cette narration palpitante des 24 heures du Mans 1957 qui voient le triomphe de l’écurie Aston Martin. Nimier, capitaine de la brigade des Hussards, sillonne Paris en Delahaye ou en Jaguar, avant de se voir offrir par son éditeur, Gaston Gallimard, l’Aston Martin DB4, couleur bronze patiné, avec laquelle il chargera pour la dernière fois dans la nuit du vendredi 28 septembre 1962. Vers minuit, au Pont de l’Aigle, entre Saint-Cloud et Le Chesnay, la DB4 fait une embardée mortelle, rebondit, arrache des bornes de béton et s’écrase contre une pile de pont dans un choc extrêmement violent. La voiture du petit prince des lettres germanopratines est déchiquetée, ses occupants à l’agonie sont transportés à l’hôpital de Garches. Parfum de mystère, une jeune romancière blonde très en vue, Sunsiaré de Larcône, est retrouvée sans vie à ses côtés dans le linceul d’aluminium. Personne ne saura jamais avec précision qui conduisait l’Aston Martin.
Du destin fulgurant et brisé, James Dean en est aussi le symbole. Le 30 septembre 1956, au croisement de deux routes californiennes, le jeune acteur de vingt-quatre ans percute une Ford à vive allure. James Dean meurt au volant de sa Porsche 550 Spyder. Emotion mondiale. Six mois plus tard, Françoise Sagan navigue entre la vie et la mort à l’hôpital de Corbeil. Accident d’auto, encore. Sagan va alors être inventée par sa propre légende. Les journaux retiennent leurs titres, la France retient son souffle. On lui donne l’extrême-onction et on lui administre de la drogue ; elle survivra mais restera dépendante. Enzo Ferrari raconte dans son livre de souvenirs Mes Joies terribles, qu’il évoqua avec la romancière venue à Maranello prendre livraison de son bolide italien l’accident survenu le 13 avril 1957 à 14h15 à Milly-la-Forêt. Françoise Sagan attend à déjeuner le couple Jules Dassin et Melina Mercouri dans le moulin de Coudray qu’elle à loué à Christian Dior afin de profiter du calme de la campagne pour écrire. Les invités tardent, elle va à leur rencontre, embarquant avec elle dans son puissant et luxueux cabriolet Aston Martin DB2/4 ses amis Voldemar Lestienne, Véronique Campion, l’inséparable Bernard Frank, et son frère chéri, Jacques. Les deux autos se prennent en chasse par bravade. Sagan ne s’en laisse pas compter et accélère vivement. A plus de 175 km/h, sur la petite route de campagne, le dérapage est inévitable. Elle freine, les roues se bloquent, le cabriolet dérape et fait deux tonneaux, emprisonnant sous presque deux tonnes de métal la jeune femme frêle.
« On qualifie ces sursauts d’accidentels » écrira plus tard Françoise Sagan dans Avec mon meilleur souvenir. « On évoque la distraction, l’absence, on évoque tout sauf le principal qui en est justement le contraire, qui est cette subite, insoupçonnable et irrésistible rencontre d’un corps et de son esprit, l’adhésion d’une existence à l’idée brusquement fulgurante de cette existence ».
« C’est un plaisir précis, exaltant et presque serein d’aller trop vite, au-dessus de la sécurité d’une voiture et de la route qu’elle parcourt, au-dessus de sa tenue au sol, au-dessus de ses propres réflexes, peut-être. Et disons aussi que ce n’est pas, justement, une sorte de gageure avec soi-même dont il s’agit, ni d’un défi imbécile à son propre talent, ce n’est pas un championnat entre soi et soi, ce n’est pas une victoire sur un handicap personnel, c’est plutôt une sorte de pari allègre entre la chance pure et soi-même ». Et Sagan de conclure : « De même qu’elle rejoint le jeu, le hasard, la vitesse rejoint le bonheur de vivre et, par conséquent, le confus espoir de mourir qui traîne toujours dans ledit bonheur de vivre. C’est là tout ce que je crois vrai, finalement : la vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan du bonheur. »
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