Un rideau se lève, un rideau se baisse, et c’est fini. De cette représentation toujours unique, même s’il s’agit d’une série ou d’une reprise, il ne restera dans le meilleur des cas que des bribes de mémoires.
Mémoire de la scène – centrale –, celle des interprètes liée aux partenaires, au vocabulaire appris, aux gestes souvent répétés, aux sensations éprouvées, à un détail insignifiant, à un trou de mémoire, à un problème personnel, à une odeur, à une réaction attendue ou inattendue du public.
Mémoire des coulisses – latérale –, celle des techniciens, des régisseurs, des habilleuses, des accessoiristes, des pompiers de service, des interprètes qui attendent leur entrée, suspendus entre la fiction et la réalité, du côté cour au côté jardin, entre l’intérieur et l’extérieur.
Mémoire de la salle – frontale –, celle des spectateurs, celle qui nourrit tant de souvenirs, de fantasmes et qui deviendra la mémoire populaire véhiculée par le bouche à oreille jusqu’à l’ultime souffle du dernier témoin.
Mémoire dupliquée – fatale –, celle des photographies jaunissantes, celle des retransmissions télévisées, des tournages vidéos, pâles copies qui vieillissent sans arriver à conserver la jeunesse et la genèse du spectacle.
Mémoire écrite – partiale –, celle des critiques, des coupures de presse que l’on découpe, que l’on colle, que l’on classe comme si nous avions besoin de preuves pour être sûrs que nos réalisations ont réellement existé.
Mémoire bricolée – artisanale –, celle des auteurs, des metteurs en scène, des chorégraphes, des compositeurs, des décorateurs, des éclairagistes, avec des notes abstraites, des ratures, des annotations illisibles, des croquis, souvent révélatrice de l’angoisse et du tâtonnement propres à toute création.
Mémoire publicitaire – triomphale –, celle qui vend la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Celle des affiches que l’on placarde sur les colonnes Morris, dans les couloirs du métro et qui finissent encadrées comme des souvenirs de famille. Mémoire des programmes sur papier glacé que l’on vend avec les esquimaux et les bonbons acidulés. Mémoire des tracts anti-trac que l’on distribue à l’entrée et à la sortie des théâtres.
Mémoire d’ordinateur – internationale –, celle d’Internet qui navigue sur web contre vents, virus et marées. Celle qui permet de communiquer dans le monde entier, celle que l’on stocke sur des disques durs et que l’on tente de sauvegarder.
A ces différentes mémoires, je préfère l’étrange et complexe mémoire d'un costume de scène qui est d'une part un costume de travail – devant répondre à des impératifs de rôle, à des fonctions bien définies d'aisance – et d'autre part un costume de fête permettant toutes les démesures, toutes les folies, sans que l’on ait à se soucier du bon ou du mauvais goût.
Métamorphosé en objet d'art pour la muséologie, on le détourne – lui, si souvent transformé pour être remis à de nouvelles mesures et retiré d'une production pour apparaître dans une autre – de sa fonction première, qui est celle d'habiller des interprètes sans pour autant enlever leur identité. Car il est vrai que ce costume reste habité par les différents artistes l’ayant porté, laissant à l'intérieur les traces d'un geste souvent répété, le poids de leur corps, l'empreinte de leur morphologie, la mémoire de leur personnage.
Taches de fond de teint, odeur de poussière, reprises que l'on devine faites à la dernière minute juste avant d'entrer en scène, constructions subtiles côtoyant des systèmes D d'une ingéniosité diabolique, usure du temps, mousse ou coton compensant la faiblesse d'une courbe, pinces habilement dissimulées dans de savants drapés, épingles à nourrice venant au secours de l'édifice le plus sophistiqué témoignent des coulisses de ces costumes qui apparaissent à chaque lever de rideau – quoi qu'il arrive – impeccables, sublimés par la lumière qui les sculpte, transcendés par le regard des spectateurs qui, y projetant leurs propres fantasmes, les adulent.
Avec des expositions-spectacles telles que Opéra côté costume ou Alain Germain : mémoires de scène au Palais Garnier et dernièrement Alain Germain : entre costumes et machines au Conservatoire national des Arts et Métiers et Alain Germain habille Chambord d’opéra au Château de Chambord, je renoue avec la vocation première de mes costumes et les sauve d'un oubli qui aurait pu leur être fatal puisque ces costumes ont avant tout besoin du regard des autres pour exister pleinement et retrouver leur éclat. Derniers survivants de productions qui parfois n'existent plus, ils traduisent une époque, un style, une évolution révélatrice de tendances, de modes, d’élégance où la magnificence côtoie avec insolence la sobriété pour une passion toujours renouvelée, transmise de génération en génération. Car pour créer l’illusion, il faut le savoir-faire de ces « petites mains » qui ont coupé, cousu, brodé et mis en volume ce que le styliste, le costumier, le plasticien, le peintre ou le couturier ont d’abord dessiné à plat sur le papier. Réalisations fantastiques où le sacré et l’humain se mélangent étonnamment à travers ces tissus d’apparat rugueux ou soyeux qui dissimulent encore dans leur doublure ces noms de choristes, de figurants, de membres du corps de ballet… des noms raturés, recouverts d’autres noms anonymes qui ont contribué, aux côtés des plus grands, à l’histoire extraordinaire du spectacle vivant.
La collection Alain Germain, accueillie au département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France, riche d’environ 250 pièces, témoigne de cette aventure que l’on peut également retrouver sur le site internet : www.alaingermain.com
Alain Germain
Metteur en scène, Chorégraphe, Ecrivain
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