Là où le digital a jusqu’à présent surtout détruit des emplois par l’automatisation, l’Intelligence Artificielle va jouer plutôt en multiplication des emplois. Elle va permettre de créer un escalier mécanique ascendant pour les compétences.
Le « digital », une solide image de destructeur d’emplois
La numérisation de l’économie a marqué les esprits dans les quarante dernières années par son action soustractive d’emplois, au moins à court terme, notamment par son action sur l’automatisation, la plus commentée. Mais aussi par la digitalisation d’objets que nous touchions auparavant, de nos billets de trains aux photos aux livres, aux disques, aux DVD, voire aux GPS et à d’autres appareils, tous désormais intégrés dans nos smartphones ou le cloud, un « trou noir » par analogie avec ces trous noirs astronomiques qui absorbent tout ce qui passe à proximité. Elle a aussi fait disparaître des services, voire des lieux, comme des agences de voyages, des boutiques, etc.
Concrètement dans notre société et nos entreprises la digitalisation, par son étonnante capacité à réduire les coûts de transaction, a supprimé des intermédiaires, des temps de traitement humains, a ramené des process entiers à de simples interfaces digitales, etc. Bref elle a eu des effets soustractifs d’emplois et des effets de gains de productivité, sur les plans personnels et professionnels, très significatifs.
La seule dimension additive du digital a été de créer des quantités astronomiques (la encore) de données (les Big Data) dont, dans la plupart des cas, les possesseurs ne savent pas encore vraiment quoi faire et qui n’apparaissent pas encore comme des sources d’emplois.
Certes ces dimensions ne sont pas encore abouties et il faut s’attendre à de nouvelles disparitions, de nouvelles automatisations, de nouvelles sources de données. Mais il ne s’agit là que d’une « queue de programme », l’important est ailleurs : l’Intelligence Artificielle est d’une autre nature, elle est fondamentalement additive.
L’IA est fondamentalement additive
La première chose qu’on lui connaît est qu’elle permet d’utiliser les Big Data pour les transformer en nouveaux produits, en nouvelles offres, en marketing mieux ciblé, etc.
Plus fondamentalement elle « augmente » les capacités du cerveau humain en lui permettant de gagner en prévision, en analyse, en traitement de certaines complexités, en recherchant des corrélations qu’il serait impossible d’identifier sans sa puissance, etc. Il faudrait d’ailleurs l’appeler Intelligence Augmentée et non Intelligence Artificielle tant elle augmente nos compétences et nos moyens.
Elle peut apporter des savoir-faire à ceux qui n’en ont pas, ou qui n’ont pas les bons, et permettre ainsi une montée en capacités de personnes dont on jugeait les compétences trop faibles dans le monde précédent. Les exemples sont légions, du chauffeur de VTC qui n’a pas besoin de connaître les rues grâce à son GPS et qui défie même les embouteillages en utilisant Waze ; de l’opérateur de maintenance d’un ensemble de machines dont les lunettes de réalité augmentée le guident dans sa réparation quel que soit l’équipement spécifique qu’il traite, du médecin qui fera demain des diagnostics d’une sophistication qui aujourd’hui est inaccessible même à des spécialistes, etc.
Les développements de l’IA, combinés notamment à la réalité virtuelle et à la réalité augmentée, vont permettre la création de nouveaux services, de nouveaux métiers, de nouvelles offres, et donc de nouveaux jobs dans un grand nombre de domaines, des services quotidiens aux domaines scientifiques en passant par la santé, l’industriel, les services, et sans oublier l’agriculture où les progrès sont déjà considérables. Elle va développer les savoir-faire de nombreux métiers
Penser en « plus » et non plus en « moins »
Il faut changer notre façon de regarder le progrès lié aux nouvelles technologies avec l’arrivée de l’IA et donc changer notre façon de regarder l’emploi. Il n’y aura pas moins de médecins mais plus de patients et de meilleurs diagnostics. Il n’y aura pas moins de professeurs et d’instituteurs mais plus d’élèves et une meilleure transmission du savoir. Il y aura moins de patients allant dans les laboratoires de biologies et plus de prélèvements et d’analyses faits à domicile par des « cyclistes » équipés de petites machines qui prélèveront une goutte de sang et enverront les données à un laborantin augmenté. De même il y aura plus d’infirmières sachant faire bien plus que des piqures. Il y aura plus de prévention, que ce soit en santé ou dans tout autre domaine. Il n’y aura pas moins d’avocats mais plus de judiciarisation (…). Il y aura des juges donnant des décisions plus informées. Il y aura des boulangers et des épiciers et des nutritionnistes et des cabinets d’esthétique etc. donnant de meilleurs conseils tant ils seront augmentés par les données et par la personnalisation qu’en fera l’IA. Il n’y aura pas moins d’agents de propreté dans les rues mais plus de rues plus propres. Il y aura plus de personnes communiquant en plusieurs langues quelle que soit l’activité où cela est nécessaire, etc. La liste est infinie dès que l’on s’y penche.
Certes l’IA va aussi demander des savoir-faire de très haut niveau pour la concevoir (et partiellement pour l’écrire) et c’est tant mieux aussi pour la création d’emplois mais ce n’est pas là que sera la véritable révolution quantitative et qualitative du marché du travail. Celle-ci sera surtout en générant du travail pour de nombreuses personnes ayant de moindres savoir-faire : elle va les augmenter.
Un enjeu de management social : gérer l’escalier des compétences
Ce nécessaire nouveau regard implique de se pencher sur les enjeux des savoir-faire, métier par métier, entreprise par entreprise, et voir en quoi la « machine » va changer la donne, notamment par l’augmentation qu’elle va permettre. Pour beaucoup la crainte ne sera pas seulement de perdre son job mais de voir quelqu’un de moins qualifié l’exercer à l’aide d’une machine qui augmentera ses capacités. Les résistances corporatistes seront nombreuses. La question pour chaque savoir-faire est de comprendre ce que l’on va pouvoir faire de mieux en l’enrichissant, comprendre que sur l’escalier des compétences l’IA permet à tous de franchir des marches. Quasiment toutes les industries et tous les services sont concernés.
Outre les luttes contre les corporatismes de ceux qui, sur leur marche, refuseront à d’autres d’y accéder, Il y aura sur cet escalier deux implications majeures en termes de politiques publiques, de gestion des entreprises et de gestion des systèmes éducatifs : tout en haut sur les nouvelles marches les plus élevées, où l’on conçoit ces nouveaux outils et où l’on manque déjà de compétences ; tout en bas où des individus qui étaient exclus du marché du travail, moyennant des formations souvent légères, peuvent accéder à la première marche.
Le rôle de l’homme change, non pas parce qu’il est remplacé par la machine, vision simpliste et taylorienne où, justement, on voulait faire de lui une machine effectuant des tâches mécaniques, mais parce qu’on peut désormais lui donner la machine comme assistant, l’enrichir et augmenter la quantité et la qualité des services offerts dans nos sociétés.
Dominique Turcq
Réactions